• Une syntaxe de mauvaise facture

    « Vous serez facturé d'un service à six centimes d'euro par minute. »
    (entendu sur la plateforme téléphonique de la Caisse primaire d'assurance maladie)

     

    FlècheCe que j'en pense


    Un habitué de ce blog(ue) m'interpelle récemment en ces termes : « Lorsque, pour raisons professionnelles, je contacte le service de renseignement téléphonique de la Sécurité sociale, je tombe sur une annonce commençant ainsi : "Après le bip (c'est heureux qu'il ne soit pas sonore...), vous serez facturé d'un service à six centimes d'euro par minute"... Cette tournure heurte ma sensibilité de défenseur de la langue française ! »

    Mon interlocuteur a bien raison de se montrer suspicieux. Car enfin, le verbe facturer, attesté dans cet emploi commercial depuis 1829 (*), signifie « établir la facture (décompte détaillant la nature, la quantité et le prix) de marchandises livrées, de services fournis ». Partant, c'est la chose (ou, par métonymie, la somme correspondante) à payer qui fait office d'objet direct et la personne qui paie, d'objet indirect : on facture quelque chose à quelqu'un, d'où à la forme passive quelque chose est facturé à quelqu'un. Mais, sous l'influence de l'anglais to bill someone for something (« envoyer une facture à quelqu'un pour quelque chose »), est apparue dans notre langue la construction inverse facturer quelqu'un pour (ou de) quelque chose, d'où à la forme passive une personne est facturée pour (ou de) quelque chose.

    Reconnaissons-le d'emblée, l'emploi actuel de facturer avec un objet direct de personne comme unique complément, bien que toujours ignoré des dictionnaires usuels, est d'autant plus répandu dans la langue commerciale qu'il n'a pas d'équivalent simple en français correct : facturer un client sera toujours plus concis qu'envoyer la facture à un client. Témoin ces exemples trouvés sur la Toile : « Le portage permet de facturer un client sans créer d'entreprise » (Le Figaro), « Comment il faut facturer un client » (Les Échos), « Impossible pour la banque de facturer ses clients » (L'Obs), « Facturer les clients » (Le Parisien), « Demander aux prestataires de facturer l'UMP » (Marianne). En revanche, lorsque facturer est accompagné à la fois d'un objet direct et d'un objet indirect, rien ne justifie le recours à la construction anglo-américaine : « On ne dirait pas Facturer un client pour trois ordinateurs et deux imprimantes, mais Facturer trois ordinateurs et deux imprimantes à un client », lit-on sur le portail linguistique du Canada. Sage recommandation que l'usager pourra suivre à peu de frais, histoire de ne pas voir une fois de plus la langue française payer... l'addition.

    (*) Précisons ici que l'intéressé est apparu dans notre lexique au XVIIe siècle, avec le sens initial de « fabriquer, confectionner » : « Les anciens Arabes, qui lui ont donné son nom [au sel ammoniac], savaient le facturer et en faisaient un grand usage » (Buffon). C'est ce sens qui est réalisé dans les tours de bonne facture, de facture classique, etc.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ce service vous sera facturé six centimes d'euro par minute.

     


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  • Demandé en bonne et due forme

    « A l’initiative de M. Olivier Falorni, une trentaine de députés [...] se sont demandés comment nous devrions nous y prendre pour tuer chaque année un milliard d’êtres dans la dignité et le "respect du bien-être animal". »
    (Renan Larue, sur liberation.fr, le 20 septembre 2016)

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    Loin de moi l'intention de chercher la petite bête dans une affaire qui aura fait couler plus de sang que d'encre. Car enfin, l'accord d'un participe passé ne pèse pas lourd, convenons-en, en regard de la cause animale. Il n'empêche, est-ce trop demander à un agrégé de lettres modernes que de se rappeler que le participe d'un verbe, fût-il pronominal, reste tout bêtement invariable quand le complément d'objet direct le suit ? Pour preuve, ces exemples trouvés non pas sous le sabot d'un cheval, mais sous la couverture d'ouvrages de référence : « Plusieurs se sont demandé comment cette mère de famille s'y est pris pour habiller si joliment les cinq enfants qu'elle a eu à élever » (Nouvelle Grammaire française de Grevisse et Goosse), « Ils se sont demandé comment ils allaient justifier cette fête impromptue » (Bescherelle Dictées de Nora Nadifi), « Les grammairiens se sont demandé si le premier syntagme est sujet ou attribut » (Le Bon Usage de Grevisse), « Elle s'est demandé s'ils viendraient » (Le Bescherelle pratique de Claude Kannas), « Elle s'est demandé pourquoi Georges a refusé » (La grammaire du français langue étrangère pour étudiants finnophones de Jean-Michel Kalmbach), « Elle s'est demandé où il était » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove).

    L'analyse, si tant est qu'elle me soit demandée, est la suivante : ils ont demandé, elle a demandé quoi ? comment..., si..., pourquoi..., où..., subordonnée complément d'objet direct placée après le participe ; à qui ? à se (mis pour ils, elle), complément d'objet indirect. Demandé est donc laissé invariable. Mais on écrira correctement, avec se complément d'objet direct : Ils se sont demandés au téléphone. Elles se sont demandées avec insistance.

    Ceux qui continueraient malgré tout à ne pas se sentir à l'aise avec ces subtilités gagneront à (re)lire ce billet consacré à l'accord du participe passé des verbes pronominaux. Histoire de ne pas se voir en plus accuser de cruauté envers la langue.


    Remarque : Force est de constater que ladite règle n'est pas toujours respectée par les écrivains (ou leurs éditeurs). Jugez-en plutôt : « Les médecins [...] s'étaient demandés s'ils réussiraient à la sauver » (Pierre Benoît), « D’aucuns se sont demandés si ces révélations [...] étaient bien nécessaires » (Jacques Chastenet), « D'aucuns se sont demandés s'il y avait là deux personnes distinctes » (André Martinet), « Elle s'était demandée si elle ne devait pas le brûler » (Max Gallo), « [Ils] se sont souvent demandés quel était leur sens véritable » (Lucien Calvié), « Elle s'est demandée quel pouvait bien être cet "événement déterminant" » (Camille de Peretti). Avouez qu'il y a de quoi être quelque peu... abattu.

     

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    Ils se sont demandé comment nous devrions...

     


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  • « Dans une vidéo datant de 2005, [Donald Trump, photo ci-contre] se vante d'essayer de coucher avec des femmes mariées. "Quand on est une star, elles nous laissent faire. On fait tout ce qu'on veut", explique-t-il à un présentateur de télévision avec forces détails, alors qu'il est enregistré à son insu.  »
    (Elsa Conesa, sur lesechos.fr, le 8 octobre 2016)

    (photo Wikipédia sous licence GFDL par Michael Vadon)

     

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    Force, directement suivi d'un nom sans préposition ni article, signifie « un grand nombre de, beaucoup de, quantité de » : « J'ai dévoré force moutons » (La Fontaine), « Je connais force huissiers » (Racine), « Force charmantes maisons inventées pour la récréation des yeux » (Hugo), « Nous nous séparâmes à la porte avec force poignées de main » (Alphonse Daudet), « Nous passions [...] la plupart de nos soirées à rédiger force lettres » (Georges Duhamel), « Il a reçu force compliments » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Si les spécialistes de la langue ne s'accordent pas sur la nature grammaticale de l'intéressé dans ce cas − nom féminin employé comme adjectif indéfini selon l'Académie et le TLFi, comme adverbe (de quantité) selon Dupré, Thomas, Larousse et Robert −, force est de constater que l'unanimité est de mise dès lors qu'il est question de son caractère invariable (*).

    Cet emploi de force pour exprimer la quantité, l'abondance est considéré de nos jours comme vieux ou littéraire ; il est assurément ancien, mais ressortissait plutôt au registre familier si l'on en croit les premières éditions du Dictionnaire de l'Académie. On le trouve dès le XIVe siècle, avec ou sans la préposition de : « Force amours luy fit faire » (Jean Le Bel, 1344), « Par si grans langaiges [...] et force de raisons » (Denis Foulechat traduisant Jean de Salisbury, 1372), « Avecques force de moustarde » (Sottie de Maître Pierre Doribus, vers 1480), « Force archiers à la porte » (Philippe de Commynes, vers 1490), « [Il] envoya après moy grande force de gens-d'armes » (Id.), « Chacun aura force d'argent » (Jacques Dadouville, cité dans le Dictionnaire de l'ancienne langue française de Godefroy), « Force avez de vins et de grains » (Pierre Gringore), « Il se trouvait en cette ville force musiciens » (Jacques Amyot traduisant Plutarque), « Lieux où il y a force arbres » (Jean Nicot), « Faisant allumer force flambeaux » (Vaugelas traduisant Quinte-Curce).

    Il n'aura échappé à personne, à la lecture de ces extraits, que les noms pluriels sont souvent en position de force après force. C'est, du reste, ce que laissent entendre plusieurs grammairiens, à commencer par Hanse : « Force, suivi d'un nom pluriel, est littéraire et signifie "beaucoup de". » Voilà qui force la suspicion. Car enfin, ledit tour s'accommode fort bien de substantifs singuliers (non comptables), ainsi que l'exposait Laurent Chifflet, avec force exemples, dans sa Grammaire de la langue française publiée en 1659 : « Force signifie beaucoup, et se met sans article, en tout genre et en tout nombre. Force vin, force eau, force bœufs, force vaches, etc. » Citons encore : « Il faut mêler pour un guerrier / À peu de myrte et peu de roses / Force palme et force laurier » (Malherbe), « Je sais assurément qu'il te veut force bien » (Corneille), « Voilà Monsieur le Marquis qui en dit force mal » (Molière), «  Il vous ordonne sans doute de manger force rôti ? » (Id.), « Un bain d'eau pure et nette, avec force petit-lait clair » (Id.), « Il a force argent, force pierreries, force amis, pour dire, Il a beaucoup d'argent, de pierreries et d'amis » (première édition du Dictionnaire de l'Académie, 1694), « J'ai barbouillé force papier » (Chateaubriand), « Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes » (Id.), « [Ils] sablaient force champagne » (Pierre-Jean de Béranger), « Puis force joli papier pour lui écrire une lettre par quinzaine » (Honoré de Balzac), « Donne force pâture à ta grande fournaise » (Auguste Barbier), « Je n'eus pas le loisir d'user force papier » (Frédéric Mistral) et, plus près de nous, « Le baron expliqua avec force ironie que [...] » (Jean d'Aillon), « L'un d'eux [...] parla avec force jalousie du filon qu'exploite son filou de patron » (Boualem Sansal), « Elle avait tenté de la [sa faim] tromper avec force nourriture » (Sylvie Germain), « On buvait force champagne » (Alexandre Jardin).

    Loin de moi la prétention de croire être venu à bout de force. Nul doute que le bougre ne recèle quelque autre difficulté. Mais de là à conclure que le bon usage de notre locution relève du tour de force...

    (*) Dans les faits, les textes anciens ne reflètent pas aussi nettement cette invariabilité, en raison des nombreuses hésitations orthographiques relevées au fil des éditions : « Force(s) sessions, stations, perdonnances [...] » (Pantagruel de Rabelais), « Belles maisons, habits de toutes sortes, force(s) musiciens [...] » (Satire Ménippée), « M. de Boufflers fait tirer force(s) bombes et des boulets rouges » (Journal du marquis de Dageneau de Philippe de Courcillon de Dangeau), etc.

    Remarque 1 : Dans l'expression de la quantité, Grevisse distingue entre : (tout) plein de (familier), beaucoup de ou quantité de (langue ordinaire), (bon) nombre de (langue soignée) et force (littéraire).

    Remarque 2 : On notera que c'est le nom qui suit force qui détermine l'accord : « Force gens font du bruit en France » (Jean de La Fontaine), « Force brillants sur sa robe éclataient » (Id.), « Force gens croient être plaisants qui ne sont que ridicules » (Guez de Balzac), « Force idées qu'il n'aura pas eues et qui seront portées aux nues » (Guillaume Imbert), « Force soldats y périrent » (Adolphe Thomas).

    Remarque 3 : À la différence de beaucoup, qui peut introduire un nom ou un groupe nominal par l'intermédiaire de la préposition de, force, employé désormais sans de, ne peut être suivi que par un nom. Comparez : beaucoup d'amis, beaucoup de mes amis, mais force amis.

    Remarque 4 : Sont également invariables les locutions : à force de, de force, en force, à toute force.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Avec force détails.

     


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  • « Le phénomène a été détecté grâce aux images ultraviolettes fournies par le téléscope spacial Hubble prises en 2014 » (à propos de jets de vapeur d'eau obervés sur Europe, satellite de Jupiter).
    (Charlotte Anglade, sur lci.fr, le 27 septembre 2016)

     

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    Non mais allô (la Terre), quoi ! Faut-il être à ce point dans la lune pour provoquer pareil télescopage orthographique entre l'adjectif spatial, qui s'écrit correctement avec un t prononcé ss devant la lettre i (un engin spatial) et l'adjectif spacieux, lequel s'accommode d'un c prononcé ss devant la lettre i (un logement spacieux) ? Le dictionnaire en ligne Cordial n'y va pas par quatre orbites : « Éviter le barbarisme "spacial", formé sur "spacieux". » À la décharge des contrevenants, reconnaissons que l'usage, en la matière, a longtemps été flottant − pour ne pas dire en apesanteur.

    Prenons le cas de spatial. D'après le Dictionnaire historique de la langue française, ce dérivé savant du latin spatium (« espace ») serait de formation récente : « 1889, chez Bergson. » Sauf que l'intéressé est attesté depuis au moins la fin du XVIIe siècle... sous les formes spatial ou spacial ! Citons : « Cette prétendue ligne, ou longueur spaciale et incorporelle » (Abrégé de la philosophie de Gassendi par François Bernier, 1678), « La propre nature de l'étendue spatiale » (Pierre-Sylvain Régis, 1691), « Une étendue spatiale [ou spaciale] » (Dictionnaire de Pierre Bayle, selon les éditions), « Épicure distingue deux sortes d'étendue : l'une matérielle, et l'autre spaciale et locale, qui est immatérielle et incorporelle » (Dictionnaire de Furetière, édition de 1727 revue et augmentée par Henri Basnage de Beauval et Jean-Baptiste Brutel de La Rivière), « L'étendue spatiale infinie » (Jean-Pierre de Crousaz, 1733), « L'étendue spaciale qui, selon vous, est pénétrable ne l'est point » (Partz de Pressy, 1786). L'hésitation est encore plus ancienne concernant l'adjectif spacieux, également emprunté du latin spatium (plus précisément de spatiosus, « de vaste étendue ») mais par l'intermédiaire de l'ancien français spacios, attesté depuis le XIIe siècle sous diverses variantes : spatios, espacios, espatios. Graphies avec c et graphies avec t se côtoient ainsi dans la Chronique des ducs de Normandie (fin du XIIsiècle) : « Espacios e delitable » (= spacieux et plaisant), « Fis faire leu espatios [...] », sous la plume de Brantôme : « Un [...] bastiment, si grand et espacieux qu'il peut loger tout un petit monde »,  « [Un château] estoit fort grand et espatieux », et jusque dans le Dictionnaire de Furetière (édition de 1727) : « Spacieux ou spatieux ». À la fin du XVIIe siècle, Nicot, l'Académie et Richelet écrivent encore ledit adjectif avec un : « un jardin spatieux, une cour fort spatieuse » (première édition du Dictionnaire de l'Académie, 1694). Il n'empêche, s'empresse d'ajouter Charles Le Roy dans son Traité de l'orthographe française (1739), « l'usage veut qu'on se conforme aujourd'hui au mot français espace, plutôt qu'au latin spatium ». La mécanique orthographique, il est vrai, se révèle parfois autrement capricieuse que la mécanique céleste.

    Quant à la double accentuation dont est ici l'objet le mot télescope, il s'agit, vous l'aurez compris, d'une graphie carrément... space !

    Remarque : Dans son livre Zéro faute (2009), François de Closets s'interroge en ces termes : « Est-ce si stupide d'écrire spacial ? À l'époque [dans les années 1960], je le pensais, mais, depuis lors, je me suis livré à un calcul logique. Sur le plan de la phonétique tout d'abord, faut-il suivre bestial qui fait entendre la lettre t ou spécial qui fait entendre la lettre c ? À l'évidence, spatial se prononce comme spécial et pas comme bestial. Il devrait donc prendre un c et pas un t. Poussons le scrupule jusqu'à faire la recherche par analogie. Si je prends le mot société, il donne deux adjectifs, social ou sociétal. Le t apparaît lorsqu'il se prononce. Espace, qui n'a pas de t, n'a aucune raison de mettre cette lettre dans spatial qui se prononce comme c. Cherchons par l'étymologie : nous remontons au latin spatium. Voilà l'origine du t. Fort bien, mais spatium a d'abord donné espace, et, par conséquent, a perdu son t. Pourquoi faut-il qu'il le retrouve dans spatial alors que l'on prononce spacial ? Une construction étymologique rigoureuse m'aurait donné espate conduisant à spatial dans lequel le t serait sonore. Ainsi, spatial écrit avec un t et prononcé comme un c ne répond ni à la phonétique ni à l'étymologie. C'est une absurdité, mais c'est ainsi, il faut le savoir. » Notre auteur aurait-il donc oublié qu'en français la finale -tial se prononce bien plus souvent avec le son [s] qu'avec le son [t] ? Que l'on songe à abbatial, initial, martial, nuptial, partial... La différence entre spatial et ces adjectifs, c'est que ceux-ci sont empruntés de l'adjectif latin correspondant (abbatialis, initialis, martialis, nuptialis, partialis), alors que celui-là aurait été directement formé sur le nom latin spatium, près de cinq siècles après l'apparition du mot espace !

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Le télescope spatial Hubble.

     


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  • « Un problème technique a empêché à l'entreprise de filtrer les messages qui violent la législation américaine » (au sujet de la nouvelle application de vente en ligne proposée par Facebook).
    (vu sur leparisien.fr, le 4 octobre 2016)

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    Dans la langue moderne, nous disent les spécialistes, on interdit, on défend à quelqu'un (ou on ne laisse pas la possibilité à quelque chose) de faire quelque chose, mais on empêche quelqu'un (ou quelque chose) de faire quelque chose. Force est de reconnaître qu'il n'en fut pas toujours ainsi. Ne trouve-t-on pas, à côté de la construction habituelle, la variante empêcher à quelqu'un de faire quelque chose dans la littérature du XVIIe siècle notamment : « Quelque chose qui leur empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs » (Corneille), « Les bottes de la Rancune [...] lui empêchaient de plier son petit jarret » (Scarron), « La jeunesse [...] à qui la violence de ses passions empêche de connaître ce qu’elle fait » (Bossuet), « Toutes les puissances de l’Europe ont réussi à lui empêcher de prendre Luxembourg » (Boileau), « Si jamais vos talents cultivés vous mettent en état de parler aux hommes, ne leur empêchent de naître » (Rousseau) ? Et aussi, toujours avec un complément indirect de personne mais accompagné cette fois d'un groupe nominal comme complément d'objet direct, empêcher quelque chose à quelqu'un (« le lui défendre, le lui interdire »), tour condamné par Voltaire (*) mais toléré par Littré : « On li empeçoit sa comsacration » (Froissart), « [...] luy empescher la liberté de ses actions » (Montaigne), « Il ne voulait luy empescher et offencer la joye » (Brantôme), « La seule raison qui m'empêche la mort » (Malherbe), « Il pouvait leur empêcher le passage » (Vaugelas, traduisant Quinte-Curce), « Pour s'opposer à eux et leur empêcher l'entrée » (Richelieu), « Cet orgueilleux esprit, enflé de ses succès, / Pense bien de ton cœur nous empêcher l'accès » (Corneille), « Pour lui en empêcher les approches » (Bossuet), « L'excès de la douleur m'empêche la parole » (Racine), « Tallard compta pouvoir empêcher aux ennemis le passage de la rivière » (Saint-Simon), « Tuez, tuez cette ribaudaille qui nous empêche le chemin » (Chateaubriand) ?

    Il faut dire que le verbe empêcher possède tellement de sens différents en ancien français (« entraver, empêtrer, gêner, mettre aux fers, prendre au piège, embarrasser, encombrer, confisquer, troubler dans la jouissance de, contester, occuper, arrêter, retenir, barrer le chemin, obstruer, mettre dans l'incapacité de faire, rendre impossible, faire perdre, accuser, accabler... ») qu'il en est venu à supporter des constructions tout aussi variées. Citons, parmi d'autres : empêcher quelqu'un de quelque chose, empêcher un lieu de quelque chose, empêcher quelqu'un en quelque chose, empêcher l'un à l'autre, empêcher un bien à quelqu'un, empêcher à quelqu'un à faire quelque chose, être empêché à faire quelque chose, s'empêcher de quelqu'un, s'empêcher que, etc. Ces emplois sont complètement sortis de l'usage, à l'exception notable de empêcher quelque chose à quelqu'un et empêcher à quelqu'un de faire quelque chose, qui perpétueraient, selon la linguiste Annick Englebert, la construction dative de l'étymon latin impedicare (« mettre une entrave aux pieds », « prendre au piège ») : « Tu m'empêches des affaires » [= tu me fais perdre des affaires, tu m'empêches de faire des affaires] (Barrès), « Des scrupules suffisent à nous empêcher le bonheur » [= à nous rendre le bonheur impossible] (Gide), « Tu m'empêches le boulot, le sérieux » (Alexandre Arnoux), « Dès qu'un navire étranger se montre, il est cerné par des jonques, afin de lui empêcher tout commerce ou avitaillement » (Alain Peyrefitte), « Il devait plutôt lui empêcher toute prévision » (Jean-Noël Schifano, traduisant Umberto Eco) ; « Elle avait sous les pieds un coussin brodé, qui lui empêchait de sentir le froid de la dalle » (Zola), « Sa pensée, que personne ne pouvait plus lui empêcher de dire » (Proust), « Cette crise de conscience d'ailleurs ne lui avait pas empêché de prendre ses précautions » (Pierre Benoît), « [Une telle idée] empêchera à la chimie de communiquer à la science des cristaux l'immense diversité de ses hypothèses » (Hélène Metzger), « Le travail de chaque jour lui empêchait de s'abandonner aux soucis du lendemain » (André Chamson), « Ils lui empêchaient de voir le mendiant » (Georges-Emmanuel Clancier), « Il faut empêcher à l'hydre colonialiste de relever la tête » (Patrick Chamoiseau), « La cellule empêchait à son corps de faire commerce » (Hervé Guibert), « La misère n'empêche jamais à la vie d'abonder » (Franck Thilliez). Est-il besoin de préciser que la plupart des spécialistes ne peuvent s'empêcher de faire la moue devant une telle production ? Grevisse parle d'archaïsmes et de régionalismes, le TLFi d'emplois rares et vieillis, Thomas d'exemples qui ne sont pas à conseiller. Il n'empêche, ces tours sont attestés sans discontinuer depuis le XIIIe siècle ; difficile de les balayer d'un revers de manche, d'autant que − ô surprise ! − ils se sont récemment invités dans les pages du Larousse en ligne : « Serrer quelqu'un, quelque chose, lui empêcher tout mouvement » (à l'entrée « emprisonner »), « Tenir quelqu'un moralement à l'écart, lui empêcher toute relation » (à l'entrée « isoler »). Les faits, décidément, sont têtus !

    (*) « On ne dit point empêcher à, cela n'est pas français. Il nous empêche l'accès de cette maison : nous est là au datif ; c'est un solécisme ; il faut dire : on nous défend l'accès ; on nous interdit l'accès ; on nous défend, on nous interdit d'entrer » (Commentaires sur Corneille, 1764).


    Remarque 1 : Le changement de construction d'un verbe s'accompagne d'ordinaire d'un changement de sens. Ainsi le tour être empêché, qui se construisait avec la préposition à suivie d'un infinitif à l'époque où il signifiait « être occupé à une chose dont on se tire avec difficulté, être embarrassé » (Voilà un homme bien empêché à rendre ses comptes), a-t-il exigé la préposition de en prenant le sens de « être incapable de ». Le cas de empêcher (à) quelqu'un de faire quelque chose est différent, dans la mesure où la signification est la même avec ou sans la préposition à ; seule l'analyse grammaticale change : l'infinitif est complément d'objet indirect dans la construction sans à et complément d'objet direct dans la construction avec à.

    Remarque 2 : Selon Dupré, et n'en déplaise à Voltaire, « la construction empêcher quelque chose à quelqu'un n'est usuelle que dans quelques tours comme : je lui empêche le passage ; mais la plupart du temps, le nom de la personne sera relié au nom de l'action empêchée, comme complément de nom (ou comme adjectif possessif) : on empêche la sortie du public (et non : au public) ».

    Remarque 3 : Après empêcher que, il est d'usage d'employer le subjonctif précédé de ne, même si ce dernier est souvent donné comme facultatif, notamment quand empêcher est à la forme négative ou interrogative : Il faut empêcher qu'il ne parte. Rien n'empêche que vous (ne) veniez.

     

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    Un problème technique a empêché l'entreprise de filtrer les messages.

     


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