• Discriminer

    À en croire le Dictionnaire historique de la langue française, le verbe discriminer « est un emprunt tardif (1876) au latin discriminare ("séparer, diviser" et "distinguer"), dérivé de discrimen ("ce qui sépare", d'où "ligne de partage, de démarcation", au figuré "différence, distinction" et sur un plan temporel "moment où il s'agit de prendre une décision"), [lui-même dérivé] du supin (discretum) de discernere ». Et l'équipe d'Alain Rey de préciser : « Ce sont les mathématiciens qui ont introduit le mot en français, d'abord sous la forme du participe présent discriminant, peut-être d'après l'anglais discriminant attesté dès 1852. »
    Vérification faite, l'influence de l'anglais to discriminate fait moins de doute que celle du discriminant des mathématiciens. Qu'on en juge :

    « Sacre ! ils ne peuvent jamais discriminer » (exclamation mise dans la bouche d'un Français par Christopher Edward Lefroy dans son roman Outalissi, 1826), « Deux états de choses qu'il sera facile d'apprécier et de discriminer » (Charles Girard, médecin français naturalisé américain, 1860), « [Le journal anglais The Academy trouve que M. Taine] écrit sans discriminer l'époque » (revue Le Livre, 1881), « C'est par un accroissement continu de la faculté de discriminer que l'intelligence humaine s'est élevée » (traduction de l'anglais du philosophe Herbert Spencer, 1895) (1).

    Mais il y a plus gênant. Il ne vous aura pas échappé que discriminer, dans ces exemples, s'entend au sens « neutre » (ou, selon les sources, « étymologique », « cognitif », « littéraire ») de « différencier (deux ou plusieurs choses, deux ou plusieurs personnes) d'après des caractères distinctifs ». Partant, pourquoi accueillir un mot nouveau qui « fait double emploi avec distinguer et différencier », qui « n'ajoute rien à discerner, différencier, séparer » ? s'offusquent plus d'un observateur de la langue (respectivement Étienne Le Gal, dans Vous pouvez dire... mais dites mieux, 1935, et André Moufflet, dans Encore le massacre de la langue française, 1935). Par snobisme, par attrait pour les termes savants à coloration philosophico-psychanalytique ? C'est oublier un peu vite que l'intéressé est plus couramment employé avec une idée de traitement inégal, aux sens négatifs de « prendre des mesures économiques (contre un pays, un client...), par exemple en pratiquant la discrimination des prix » et, surtout, de « séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal » :

    (contexte économique) « Imposer un tarif différentiel aux produits américains, ce serait se placer sous le coup de la loi qui permet au président d'exclure [...] du territoire des États-Unis les produits des pays qui discrimineront contre l'Amérique » (Le Temps, 1890), « En tolérant que l'Europe discrimine, c'est-à-dire maintienne les restrictions financières et commerciales contre les États-Unis tout en abaissant ces restrictions entre pays membres de l'OECE » (L'Univers économique et social, 1960) ;

    (autres contextes) « Ces malades ont comme un sentiment de honte [...]. On sent qu'ils se discriminent » (Charles Féré, in Archives de neurologie, 1889), « Édicter des lois pour discriminer entre les travailleurs, vous n'avez pas ce droit » (Observateur louisianais, 1895), « Ne pas "discriminer" contre les étrangers » (journal Paris-midi, 1922), « On ne tente pas [...] de se faufiler parmi les nôtres pour discriminer contre les radicaux-socialistes » (Albert Milhaud, 1937), « Certains voudraient discriminer les juifs étrangers de "leurs" juifs » (revue Paru, 1949), « Cette attitude conduit à discriminer dans les républiques [soviétiques] tous ceux qui ne sont pas membres de la nationalité titulaire » (Hélène Carrère d'Encausse, 1990), « Discriminer est un acte raciste » (Regards africains, 1999), « "Discriminer", le mot sonne plus fasciste que "sélectionner" » (Frédéric Schiffter, 2014), « C'est une campagne dont les instigateurs n'ont d'autre but que de discriminer, délégitimer, diaboliser [Israël] » (Bernard-Henri Lévy, 2015), « Si la culture émancipe, elle peut aussi classer, discriminer. Publics exclus, éloignés, accès à la culture : les mots le disent » (Erik Orsenna, 2019).

    Allez savoir pourquoi, cette connotation péjorative, que tous les dictionnaires reconnaissent au substantif discrimination, est curieusement absente des articles qu'ils consacrent au verbe discriminer. Deux ouvrages de référence font toutefois exception : le Dictionnaire historique de la langue française, qui précise que « [discriminer] revêt, dans l'usage commun, la même valeur négative que discrimination », et le TLFi, qui signale avoir rencontré dans la documentation « un emploi absolu avec nuance péjorative de discriminer » (celui daté de 1960).

    Mais venons-en au point le plus délicat : la syntaxe du verbe discriminer. Force est de constater que les spécialistes ne nous aident pas davantage à y voir clair. Prenez la définition du Larousse en ligne : « Verbe transitif. Établir une différence entre des personnes ou des choses en se fondant sur des critères distinctifs. » Vous, je ne sais pas, mais moi, la transitivité, elle ne me saute pas aux yeux, là !
    « Les ouvrages de langue deviennent étrangement vagues quand ils traitent de ce verbe [et ne donnent] aucun exemple clair pour attester son utilisation courante », confirme le Québécois André Racicot sur son site Internet (2014). Mieux vaut encore consulter l'usage des auteurs :

    (Discriminer les X) « [Tels noms] n'étaient pas discriminés par le sens, à l'origine » (Albert Dauzat, 1927), « Commençons par dénombrer et discriminer les problèmes » (Charles Du Bos, 1928), « C'était une autre affaire de discriminer les visiteurs » (Jean Guéhenno, 1952 ; notez l'emploi de discriminer au sens neutre avec un complément d'objet désignant une personne, qualifié de rare par le TLFi), « [Il se demande] de quoi les choses sont faites ; il les discrimine, les spécifie » (René Huygue, 1955), « [Les] hommes dont le métier est justement de discriminer, parmi la foule des manuscrits, ceux qui sont dignes d’être retenus » (Maurice Genevoix, 1960), « Exclure (discriminer, ségréguer) tous les Juifs [sous le régime de Vichy] » (Pierre-André Taguieff, 2014), « C'est pour ça qu'on discrimine les musulmans ! » (Marc Weitzmann, 2018).

    (Discriminer les X et les Y) « [Il a] judicieusement discriminé les créatures et les écrivains du second ou troisième rayon » (Émile Henriot, 1953), « Discriminer rhumatismes infectieux et arthrites microbiennes » (Ravault et Vignon, 1956).

    (Discriminer les X des Y) « [L'homme] apprendra à discriminer les uns des autres » (Georges Matisse, 1938, parlant des animaux dangereux et de ceux qui ne le sont pas), « Discriminer le vrai du faux » (Raymond Aron, 1966), « [L'enfant] n'avait aucune possibilité de discriminer le bien et le mal de l'agréable et du désagréable » (Françoise Dolto, 1985), « Une règle servant à discriminer les Noirs des Blancs dans les autobus des états du sud des États-Unis » (David El Kenz, 2020).

    (Discriminer les X d'avec les Y) « Discriminer les mots corrects d'avec les mots déformés » (Revue neurologique, 1964), « Discriminer le sensible d'avec l'intelligence » (Catherine Salles, 2009).

    (Emploi absolu) « Quand la vie nous laissera-t-elle le temps de nuancer et de discriminer ? » (Charles Du Bos, 1927), « Tchang-Tzev l'eût loué d'avoir passé "de l'intelligence qui discrimine" (et nul ne discriminait mieux que lui) à "l'intelligence qui englobe" » (Marguerite Yourcenar, 1981), « Je sais discriminer entre les qualités de silences, chez mes persécuteurs téléphoniques » (Guy Hocquenghem, 1987), « Ils veulent discriminer, exclure en fonction des origines, de la race et des nationalités » (Jules Gheude, 2013, citant l'homme politique belge Marino Keulen).

    On le voit, discriminer a hérité de la syntaxe du verbe distinguer (2)... à une exception près : discriminer contre, calque de l'anglais to discriminate against, où la préposition vient lever toute ambiguïté sur le caractère, forcément défavorable, du traitement infligé à autrui. Cette construction, surtout en usage chez nos cousins québécois, peine à s'imposer de ce côté-ci de l'Atlantique, en dehors de certains domaines spécialisés (économie, droit, sociologie, etc.) (3). D'aucuns soupçonnent une discrimination à l'embauche, dans la langue courante...

    (1) Et aussi : « Ce qui discrimine d'autant la gastrostomie » (Louis-Henri Petit, 1879), « Tout procédé qui oblige le sujet à être attentif à un certain groupe d'impressions augmente son aisance à discriminer entre elles avec finesse et précision les impressions de ce groupe » (Léon Marillier, in L'Année biologique, 1897).

    (2) « Distinguer, précise Girodet, peut se construire avec de ou avec d'avec : Distinguer la grenouille du crapaud. Distinguer la couleuvre d'avec la vipère. La construction avec de est plus légère. Elle est préférable à la construction avec d'avec, sauf quand il peut y avoir équivoque ou quand les deux termes sont séparés par plusieurs mots ou surtout quand il importe d'éviter une succession de mots précédés de la préposition de [...]. La construction avec et est à déconseiller, car elle donne lieu à des équivoques : Dans les vertébrés inférieurs, il faut distinguer les batraciens et les reptiles. Cette phrase peut signifier ou bien "il faut distinguer les batraciens d'avec les reptiles" ou bien "il faut mettre à part des autres vertébrés inférieurs les batraciens et les reptiles". La construction avec entre implique, en général, une nuance particulière. La distinction ne porte pas seulement sur la nature des personnes ou des choses considérées, mais aussi sur la manière dont on les traite. Comparer : Un juge capable doit savoir distinguer l'innocent du coupable (= discerner celui qui est innocent et celui qui est coupable) et Un juge intègre ne doit pas distinguer entre les riches et les pauvres (= traiter différemment). »

    (3) « Discriminer contre les Noirs » (Pierre Mutignon, juriste français, 1968), « Éviter qu'une majorité ne discrimine contre une minorité » (Pierre Lemieux, économiste canadien, 1987), « Discriminer contre les femmes » (Marie Gratton, théologienne québécoise, 1991), « Autoris[er] les autres pays à discriminer contre les importations en provenance du pays à monnaie rare » (Michel Herland, économiste français, 1991), « Ces portes [à fermeture hydraulique] discriminent contre les personnes très faibles » (Bruno Latour, sociologue français, 1996), « Ne pas discriminer contre un employé ou un candidat à l'embauche » (Georges de Ménil, économiste français, 2007).

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    Remarque 1 : Il convient de noter que discriminer s'écrit avec trois i (la graphie fautive discréminer peut s'expliquer par l'attraction de discret) et n'est pas l'antonyme de incriminer : « Se garder comme de la peste d'employer discriminer dans le sens de disculper » (journal L'Œuvre, 1940).

    Remarque 2 : Voir également l'article Discrimination.

     

    Discriminer

     

    « Paris vaut bien une olympiadeUne affaire de gros sous »

  • Commentaires

    1
    Chambaron
    Samedi 30 Mars à 18:49
    Chambaron

    Cette famille de mots méritait bien un billet tant on la trouve partout dans les discours modernes. Si on fait une analyse de fréquence (via Google Books) sur trois siècles, on détecte bien l'augmentation régulière d'utilisation du verbe discriminer, plus marquée à la fin du XIXe siècle avec l'apparition du nom ou adjectif verbal discriminant que vous relevez. Au début du XXe siècle, c'est le mot discrimination que l'on voit devenir très populaire, mais le plus original est l'apparition fulgurante de l'adjectif discriminatoire juste après la Seconde Guerre mondiale. 

    Visiblement, le mot est alors utilisé pour le commerce international et sous l'influence de l'anglo-américain dicriminatory utilisé de longue date en anglais. On peut raisonnablement dater de ce moment la connotation négative qui s'abat sur la famille, discriminant et discriminatoire prenant alors deux sens assez différents pour un même verbe.

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