• Une syntaxe qui (em)pèche ?

    « Un problème technique a empêché à l'entreprise de filtrer les messages qui violent la législation américaine » (au sujet de la nouvelle application de vente en ligne proposée par Facebook).
    (vu sur leparisien.fr, le 4 octobre 2016)

    FlècheCe que j'en pense


    Dans la langue moderne, nous disent les spécialistes, on interdit, on défend à quelqu'un (ou on ne laisse pas la possibilité à quelque chose) de faire quelque chose, mais on empêche quelqu'un (ou quelque chose) de faire quelque chose. Force est de reconnaître qu'il n'en fut pas toujours ainsi. Ne trouve-t-on pas, à côté de la construction habituelle, la variante empêcher à quelqu'un de faire quelque chose dans la littérature du XVIIe siècle notamment : « Quelque chose qui leur empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs » (Corneille), « Les bottes de la Rancune [...] lui empêchaient de plier son petit jarret » (Scarron), « La jeunesse [...] à qui la violence de ses passions empêche de connaître ce qu’elle fait » (Bossuet), « Toutes les puissances de l’Europe ont réussi à lui empêcher de prendre Luxembourg » (Boileau), « Si jamais vos talents cultivés vous mettent en état de parler aux hommes, ne leur empêchent de naître » (Rousseau) ? Et aussi, toujours avec un complément indirect de personne mais accompagné cette fois d'un groupe nominal comme complément d'objet direct, empêcher quelque chose à quelqu'un (« le lui défendre, le lui interdire »), tour condamné par Voltaire (*) mais toléré par Littré : « On li empeçoit sa comsacration » (Froissart), « [...] luy empescher la liberté de ses actions » (Montaigne), « Il ne voulait luy empescher et offencer la joye » (Brantôme), « La seule raison qui m'empêche la mort » (Malherbe), « Il pouvait leur empêcher le passage » (Vaugelas, traduisant Quinte-Curce), « Pour s'opposer à eux et leur empêcher l'entrée » (Richelieu), « Cet orgueilleux esprit, enflé de ses succès, / Pense bien de ton cœur nous empêcher l'accès » (Corneille), « Pour lui en empêcher les approches » (Bossuet), « L'excès de la douleur m'empêche la parole » (Racine), « Tallard compta pouvoir empêcher aux ennemis le passage de la rivière » (Saint-Simon), « Tuez, tuez cette ribaudaille qui nous empêche le chemin » (Chateaubriand) ?

    Il faut dire que le verbe empêcher possède tellement de sens différents en ancien français (« entraver, empêtrer, gêner, mettre aux fers, prendre au piège, embarrasser, encombrer, confisquer, troubler dans la jouissance de, contester, occuper, arrêter, retenir, barrer le chemin, obstruer, mettre dans l'incapacité de faire, rendre impossible, faire perdre, accuser, accabler... ») qu'il en est venu à supporter des constructions tout aussi variées. Citons, parmi d'autres : empêcher quelqu'un de quelque chose, empêcher un lieu de quelque chose, empêcher quelqu'un en quelque chose, empêcher l'un à l'autre, empêcher un bien à quelqu'un, empêcher à quelqu'un à faire quelque chose, être empêché à faire quelque chose, s'empêcher de quelqu'un, s'empêcher que, etc. Ces emplois sont complètement sortis de l'usage, à l'exception notable de empêcher quelque chose à quelqu'un et empêcher à quelqu'un de faire quelque chose, qui perpétueraient, selon la linguiste Annick Englebert, la construction dative de l'étymon latin impedicare (« mettre une entrave aux pieds », « prendre au piège ») : « Tu m'empêches des affaires » [= tu me fais perdre des affaires, tu m'empêches de faire des affaires] (Barrès), « Des scrupules suffisent à nous empêcher le bonheur » [= à nous rendre le bonheur impossible] (Gide), « Tu m'empêches le boulot, le sérieux » (Alexandre Arnoux), « Dès qu'un navire étranger se montre, il est cerné par des jonques, afin de lui empêcher tout commerce ou avitaillement » (Alain Peyrefitte), « Il devait plutôt lui empêcher toute prévision » (Jean-Noël Schifano, traduisant Umberto Eco) ; « Elle avait sous les pieds un coussin brodé, qui lui empêchait de sentir le froid de la dalle » (Zola), « Sa pensée, que personne ne pouvait plus lui empêcher de dire » (Proust), « Cette crise de conscience d'ailleurs ne lui avait pas empêché de prendre ses précautions » (Pierre Benoît), « [Une telle idée] empêchera à la chimie de communiquer à la science des cristaux l'immense diversité de ses hypothèses » (Hélène Metzger), « Le travail de chaque jour lui empêchait de s'abandonner aux soucis du lendemain » (André Chamson), « Ils lui empêchaient de voir le mendiant » (Georges-Emmanuel Clancier), « Il faut empêcher à l'hydre colonialiste de relever la tête » (Patrick Chamoiseau), « La cellule empêchait à son corps de faire commerce » (Hervé Guibert), « La misère n'empêche jamais à la vie d'abonder » (Franck Thilliez). Est-il besoin de préciser que la plupart des spécialistes ne peuvent s'empêcher de faire la moue devant une telle production ? Grevisse parle d'archaïsmes et de régionalismes, le TLFi d'emplois rares et vieillis, Thomas d'exemples qui ne sont pas à conseiller. Il n'empêche, ces tours sont attestés sans discontinuer depuis le XIIIe siècle ; difficile de les balayer d'un revers de manche, d'autant que − ô surprise ! − ils se sont récemment invités dans les pages du Larousse en ligne : « Serrer quelqu'un, quelque chose, lui empêcher tout mouvement » (à l'entrée « emprisonner »), « Tenir quelqu'un moralement à l'écart, lui empêcher toute relation » (à l'entrée « isoler »). Les faits, décidément, sont têtus !

    (*) « On ne dit point empêcher à, cela n'est pas français. Il nous empêche l'accès de cette maison : nous est là au datif ; c'est un solécisme ; il faut dire : on nous défend l'accès ; on nous interdit l'accès ; on nous défend, on nous interdit d'entrer » (Commentaires sur Corneille, 1764).


    Remarque 1 : Le changement de construction d'un verbe s'accompagne d'ordinaire d'un changement de sens. Ainsi le tour être empêché, qui se construisait avec la préposition à suivie d'un infinitif à l'époque où il signifiait « être occupé à une chose dont on se tire avec difficulté, être embarrassé » (Voilà un homme bien empêché à rendre ses comptes), a-t-il exigé la préposition de en prenant le sens de « être incapable de ». Le cas de empêcher (à) quelqu'un de faire quelque chose est différent, dans la mesure où la signification est la même avec ou sans la préposition à ; seule l'analyse grammaticale change : l'infinitif est complément d'objet indirect dans la construction sans à et complément d'objet direct dans la construction avec à.

    Remarque 2 : Selon Dupré, et n'en déplaise à Voltaire, « la construction empêcher quelque chose à quelqu'un n'est usuelle que dans quelques tours comme : je lui empêche le passage ; mais la plupart du temps, le nom de la personne sera relié au nom de l'action empêchée, comme complément de nom (ou comme adjectif possessif) : on empêche la sortie du public (et non : au public) ».

    Remarque 3 : Après empêcher que, il est d'usage d'employer le subjonctif précédé de ne, même si ce dernier est souvent donné comme facultatif, notamment quand empêcher est à la forme négative ou interrogative : Il faut empêcher qu'il ne parte. Rien n'empêche que vous (ne) veniez.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Un problème technique a empêché l'entreprise de filtrer les messages.

     

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