• Pourquoi donc les puristes condamnent-ils l'emploi du verbe transitif réaliser au sens de « se rendre compte de, prendre conscience de, s'apercevoir de » ? Parce qu'il s'agit d'un emprunt à l'anglais to realize, pardi !

    Réalisez-vous ce que vous dites ? pour Vous rendez-vous compte de ce que vous dites ?

    Il réalise qu'il s'est trompé pour Il prend conscience, comprend, s'aperçoit qu'il s'est trompé.

    Force est toutefois de reconnaître que cet anglicisme sémantique, qui a reçu la caution de bons écrivains (1), est entré dans l'usage depuis la fin du XIXe siècle, jusqu'à s'imposer dans les colonnes de nos dictionnaires (sans réserve chez Larousse, contrairement à son concurrent Robert). Et ce d'autant plus facilement, il est vrai, que sa forme et sa construction (directe) sont moins lourdes que celles de se rendre compte de ou de prendre conscience de (2) et qu'il introduit une nuance utile par rapport à s'apercevoir : « Réaliser, c'est "saisir pleinement toutes les implications de ce dont on s'aperçoit" » (Dupré), « Il y a [dans réaliser] une idée de "comprendre" qui n'est pas dans s'apercevoir » (Marcel Cohen, Nouveaux Regards sur la langue française, 1963).

    Pour autant, certains grammairiens n'admettent cette acception « nouvelle » du verbe que lorsque son complément est un substantif et non une proposition : « J'aime beaucoup moins réaliser que... », confesse André Thérive. L'Académie, elle, n'en démord pas : « Réaliser au sens affaibli de "se rendre compte" est un anglicisme à éviter », lit-on dans la neuvième édition de son Dictionnaire, avec ou sans que. La vénérable institution s'en tient donc au sens étymologique de « rendre réel, effectif » :

    Réaliser un projet, une promesse, ses désirs.

    Réaliser un profit, des bénéfices (par extension du sens financier « convertir un bien en liquidités »).

    Ses rêves se sont réalisés. Il se réalise pleinement dans son métier (forme pronominale, avec le sens de « s'accomplir »).

    C'est tout juste si elle tolère, depuis 2018, le sens étendu de « admettre comme réel en esprit » : Il ne réalise pas encore pleinement sa perte. À dire vrai, les Immortels n'avaient plus d'autre choix : d'abord, parce qu'il ne s'agit là que d'une application particulière (« en esprit ») de l'acception fondamentale « rendre réel » ; ensuite, parce que l'on sait depuis Thérive que cette extension de sens, amorcée au XVIIIe siècle dans des emplois didactiques en philosophie (3), le doit moins à l'anglais qu'au latin : « Avant d'être un anglicisme, réaliser pourrait bien être un latinisme scolastique, [...] complémentaire d'idéaliser (concevoir comme idéal) » (Journal littéraire, 1924) (4). Ce que l'Académie continue de condamner, en revanche, et en dépit des exemples trouvés sous des plumes averties, c'est l'idée de « comprendre » (relevée par Marcel Cohen) qui, sous l'influence de l'anglais, vient dénaturer celle de « rendre réel (fût-ce en esprit) ».

    Reste à savoir si l'usager français sera en mesure de tracer la frontière entre « admettre comme réel » et « se rendre compte, prendre conscience »...

    (1) « Il me paraît également vain de chercher à déposséder réaliser de la signification du realize anglais : nous en avons besoin » (André Gide), « Pour réaliser, au sens anglais de to realize, depuis [Paul] Bourget, il est difficile de le refuser. Car le mot exprime une nuance particulière » (Hervé Bazin). L'emprunt est également attesté (aussi bien avec une proposition qu'avec un syntagme nominal comme objet) chez Beauvoir, Bernanos, Bloy, Bordeaux, Boylesve, Claudel, Duhamel, Jaloux, Le Clézio, Mauriac, Montherlant, Prévert, Proust, Romains, etc. Mais c'est à Baudelaire, traduisant Poe, que l'on en attribue d'ordinaire la paternité : « Il me semblait [...] impossible de réaliser le total de misères que j'avais endurées » (1858).

    (2) « J'accepte volontiers [...] le sens anglais de réaliser, plus imagé et plus facile à construire que "se rendre compte" » (Albert Dauzat, Le Guide du bon usage, 1954).

    (3) « Je comprends sans peine que l'âge et les infirmités vous font regarder la mort de près [...]. Cette même vue rapproche et réalise tristement l'objet » (Fénelon, Lettres spirituelles, avant 1715), « Le péripatéticisme moderne réalisant les êtres abstraits » (Diderot, Lettre sur les sourds et muets, 1751).

    (4) Le néologisme realisare est attesté chez Leibniz : « Id est in Deo, per quem hæc, quæ alioqui imaginaria forent, ut barbare sed significanter dicamus, realisentur » (De rerum originatione radicali, 1697).

     

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    Remarque 1
    : Réaliser, dérivé de réel d'après le latin realis, est à l'origine un terme de droit, employé notamment au sens de « reconnaître (un contrat) pour acquérir un droit réel ».

    Remarque 2 : Longtemps ignoré par l'Académie (et toujours tenu pour « abusif » par le Dictionnaire historique de la langue française), l'emploi de réaliser au sens de « élaborer, fabriquer, effectuer » a fait son entrée dans la dernière édition de son Dictionnaire. Au grand dam de plus d'un puriste, qui préférera dire : exécuter une acrobatie, composer une œuvre musicale, pratiquer une politique, effectuer des travaux, obtenir un résultat, etc.
    Par ailleurs, on évitera les formulations équivoques comme : Il réalise les intentions de ses ennemis (il en prend conscience, il les perce à jour ou il les accomplit, il les met en œuvre ?).

     

    Réaliser
    (Éditions Guy Tredaniel)

     


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  • Emprunté du latin clamare (« crier, demander à grands cris » et, en latin médiéval, « faire appel à une autorité judiciaire »), lui-même apparenté au grec kalein (« appeler »), clamer est un vieux verbe transitif, qui signifie « manifester son opinion, son sentiment, son humeur, par des cris, par des termes violents » selon la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie.

    Si l'on conçoit aisément que l'on puisse clamer son indignation, son mécontentement, sa douleur, etc., on peut s'interroger sur la légitimité du cliché clamer son innocence : à moins de manifester cette dernière à grands cris, n'est-il pas plus approprié de protester de son innocence ? C'est oublier que le verbe clamer s'est employé de longue date au sens de « déclarer, affirmer, reconnaître publiquement (sous-entendu à haute voix) » (1) : « Cleimet sa culpe » (Chanson de Roland, 1080), « Claime sa coupe et s'en repent » (Partonopeus de Blois, avant 1188) − comprenez il reconnaît publiquement, il confesse sa faute ; nul besoin de crier, en l'espèce, mais bien plutôt de s'exprimer à haute et intelligible voix. De là l'expression clamer son innocence, formée bien plus tardivement sur le même modèle : « Le sieur de Saint-Vallier, qui clame haut son innocence » (Paul Lacroix, 1830), « Voilà un accusé qui a nié tout le temps, qui, en pleine parade d'exécution, clame son innocence » (Georges Clemenceau, 1902). Aussi la définition de l'Académie gagnerait-elle à être complétée par l'acception suivante, empruntée au TLFi : « Déclarer, affirmer avec force et vigueur dans la voix et le ton. »

    Quant au sens étymologique de « crier, s'écrier », attesté dès le XIIIe siècle, il est présenté comme « plus rare en ancien français et très rare au XVIIe siècle, [avant d'être] repris dans la seconde moitié du XIXe siècle » (selon le Dictionnaire historique de la langue française), comme « extrêmement rare avant Alphonse Daudet » (2) (selon le TLFi). Voilà qui appelle un commentaire. Car enfin, la première attestation de clamer dans cette acception, la voici : « Le viel sire [...] clamia tout haut : Seigneur omnipotent / Benissies m'en chier fieus [mon cher fils] » (Romance du sire de Créqui). Et les spécialistes d'en déduire, sans rire, le sens de « crier »... tout haut ! Difficile dans ces conditions, vous en conviendrez, de reprocher à l'expression clamer haut et fort son petit air de pléonasme (3)...
     

    (1) Et aussi au sens de « appeler, nommer » (Il le clama fils de putain), de « poursuivre en justice, porter plainte » et de « revendiquer, réclamer, exiger » (Nul autre n'y peut droit clamer).

    (2) « Alors [...] planait le soprano suraigu de M. Chèbe, qui clamait de sa voix de goéland : "Enfoncez les portes !" » (Alphonse Daudet, 1874).

    (3) L'Académie, au demeurant, n'y trouve rien à redire : « Clamer haut et fort son innocence », lit-on à l'article « haut » de la neuvième édition de son Dictionnaire. Comprenne qui pourra !

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    Remarque
    : Curieusement, le mot est inconnu du Littré alors que le nom associé clameur y figure, avec cette précision : « La clameur suppose toujours un sens et des paroles », ce qui la distingue du cri.

    Clamer



    2 commentaires
  • Voilà deux mots d'usage courant, dont l'emploi peut être source de difficultés et d'impropriétés.

    On privilégiera tout d'abord le pluriel francisé de ces termes latins (minimum, « le plus petit » ; maximum, « le plus grand »), selon la recommandation de l'Académie des sciences (1959) : des maximums, des minimums (comme des albums) de préférence à des maxima, des minima (pluriel des substantifs latins).

    Les minimums sociaux.

    Le minimum vital (abréviation de « salaire minimum vital »).

    Il a pris un maximum de précautions.

    Il a fait le maximum pour la satisfaire.

    Même si l'Académie (française) admet leur emploi adjectival (sous l'influence de l'usage anglais ?), on se gardera d'utiliser ces deux noms comme adjectifs afin d'éviter la confusion des accords ; on aura alors recours à maximal, minimal.

    Il n'a fourni qu'un effort minimal (ou minime, de préférence à minimum).

    Le tarif minimal, la dose minimale (de préférence à minimum).

    L'avocat a requis la peine maximale (de préférence à maximum).

    Les températures maximales, les prix maximaux.

    Enfin, on sera tout particulièrement vigilant dans l'emploi des expressions au maximum et au minimum, notamment quand on veut leur donner la valeur de « le plus possible, à l'extrême ». Afin d'éviter toute équivoque, on dira de préférence (même si tous les grammairiens ne sont pas d'accord sur ce point, cf. Remarque 3) :

    Réduire, diminuer, limiter, simplifier au minimum (= au plus bas degré, donc le plus possible) mais Augmenter au maximum (= au plus haut degré, donc le plus possible).

    Les risques sont réduits au minimum mais Le volume est augmenté au maximum.

    L'intervention durera deux heures au maximum (= tout au plus).

    Il y avait au minimum cent personnes (= au moins).

    Elle a donné son maximum pour réduire les délais au minimum.

    Astuce

    On retiendra que minimum / maximum sont des noms, minimal / maximal des adjectifs.

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    Remarque 1
    : Les mêmes recommandations valent pour optimum / optimal (« le meilleur »).

    Remarque 2 : L'emploi adjectival de maximum, minimum est attesté à partir de la fin du XVIIIe siècle : « Le nombre maximum des plaisirs » (Jean-Claude Delamétherie, Principes de la philosophie naturelle, 1787).

    Remarque 3 : Certains spécialistes (dont Hanse) déterminent le choix entre au minimum et au maximum selon que l'on considère l'intensité de l'action ou le résultat : Les risques sont réduits au minimum (résultat) mais Réduire au maximum les risques (intensité de la réduction).

    Remarque 4 : Maximum et minimum étant des superlatifs (exprimant le degré ultime), on se gardera de les faire précéder de l'adjectif grand (au grand maximum est un pléonasme). De même, on ne dira pas : Cette somme constitue un maximum qui ne pourra pas être dépassé ni un minimum au-dessous duquel on ne peut descendre. En revanche, minime, bien qu'issu lui aussi d'un superlatif latin, est le plus souvent considéré comme un adjectif ordinaire pouvant se trouver avec des degrés de comparaison (très, trop, assez...).

    Remarque 5 : En droit, la locution adverbiale a minima (empruntée du latin a minima poena, « à partir de la peine la plus petite ») ne s'emploie que dans la formule appel a minima, qui se dit d'un appel que le ministère public introduit quand il estime que la peine prononcée est insuffisante. Par extension (non enregistrée par l'Académie ni par mon Petit Larousse illustré 2005 ni par le Robert illustré 2013), a minima est aujourd'hui couramment employé avec le sens de « réduit au minimum » (un accord a minima) ou de « au moins » (Il faut a minima un vote sur le sujet). Mieux vaut s'abstenir...

    Remarque 6 : Les verbes minimiser (« faire apparaître une chose comme moins importante qu'elle n'est »), maximiser (« porter à son plus haut degré ») et optimiser (« porter à son plus haut degré d'efficacité ») sont reconnus par l'Académie, qui préfère cependant améliorer, utiliser au mieux à l'anglicisme optimiser. Mais ne sont pas répertoriés maximaliser ni optimaliser.

    Maximum / Minimum

    (Livre de J. R. Geyer, Éditions Indigène)

     


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  • Contrairement à toute logique, le verbe rouvrir (« ouvrir de nouveau ») a pour substantif dérivé réouverture (et non rouverture)... alors que le verbe réouvrir n'est pas reconnu par l'Académie ! Mais c'est ainsi : l'usage veut que l'on condamne réouvrir / réouvert ainsi que rouverture.

    Le théâtre ne rouvrira pas avant la saison prochaine.

    La plaie s'est rouverte. Il a rouvert les yeux.

    Il est satisfait de voir rouvert le débat sur ce sujet.

    La réouverture d'un théâtre, d'un magasin, d'un cinéma, des débats.

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    Remarque 1
    : Cette bizarrerie de la langue s'explique selon toute vraisemblance par le fait que le verbe est de formation populaire, et le substantif, d'inspiration savante. D'après La Lettre du CSA n° 235 (février 2010), la forme reouvrir, attestée dès le XIe siècle, se prononçait sans faire sonner le e, qui a fini par s'élider pour laisser place à rouvrir. Selon d'autres sources (Tobler-Lommatzsch, TLFi), le verbe serait directement apparu, au milieu du XIIe siècle, sous la forme élidée rovrir. Le mot réouverture, quant à lui, a été formé plus récemment (au XVIIIe siècle, après une attestation isolée chez Olivier de Serres en 1600), sur le modèle des mots savants directement empruntés du latin (réception, régénération...).
    On notera, par ailleurs, que la variante orthographique r'ouvrir, attestée du XVIe au XVIIIe siècle environ, a pu entraîner une confusion avec la forme accentuée. Comparez : « [La porte] du Temple refaite et r'ouverte » (Le Grand Dictionnaire historique citant François Eudes de Mézeray, édition de 1683) et « [La porte] du Temple refaite et réouverte » (Ibid., édition de 1692).

    Remarque 2 : N'en déplaise aux grammairiens et aux lexicographes qui tiennent réouvrir pour un barbarisme, force est de constater que l'intéressé s'est glissé (par mégarde ?) chez de bons écrivains : « Ma porte d'entrée que je n'avais pas pensé à réouvrir après l'avoir fermée » (Stendhal, 1811), « [La porte] n'avait pas été fermée ou avait été réouverte » (Gaston Leroux, 1912), « Encore moins me garderai-je [...] de réouvrir le procès de la Sorbonne germanisée » (Henri Massis, 1920), « La séance est réouverte » (Pierre Benoit, 1948), « Si il va les [= les boutiques] faire réouvrir ! » (Céline, 1957), « [...] réouvrant la porte vitrée de l'épicerie » (Ionesco, 1959), « Il s'agit [...] non seulement de soigner un corps défaillant, mais de lui ré-ouvrir [sic] le monde entier » (Jean-Luc Marion, 2020).

    Remarque 3 : Selon Knud Togeby, « réouvrir peut se dire seulement à propos d'un établissement faisant une réouverture, après une fermeture temporaire » (Grammaire française, parue en 1985). Voilà une position bien singulière !

    Remarque 4 : La règle veut que le préfixe re- (marquant notamment la répétition ou l'insistance, mais aussi le rétablissement d'un état de choses antérieur) se maintienne devant une consonne ou un h aspiré (recommencer, redire, rehausser, remettre, etc.) mais devienne r- devant une voyelle ou un h muet (raccrocher, rajuster, rapprendre, rattraper, récrire, rentrer, rouvrir, rhabiller, etc.) et res- devant certains mots commençant par s (ressaisir, ressortir, etc.). La tendance actuelle − vraisemblablement pour des raisons de netteté et d'euphonie − à donner une signification itérative aux verbes relevant du second cas en les faisant précéder de ré- au lieu de r- (réapprendre / rapprendre ; réassortir / rassortir ; réemployer / remployer) entraîne souvent l'utilisation de la graphie critiquée réouvrir.
    On notera que les mots formés avec ce préfixe (et ses variantes) ne prennent pas de trait d'union.

    Rouvrir / Réouvrir

    La police américaine a annoncé en novembre 2011 qu'elle allait
    rouvrir l'enquête sur la mort de l'actrice Natalie Wood.
    (photo Wikipédia sous licence GFDL by Allan Warren)

     


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  • C'est à tort que l'on donne au verbe nécessiter le sens de « avoir besoin ».

    Nécessiter signifie « rendre nécessaire, indispensable » et ne peut donc avoir pour sujet une personne ou une chose concrète. Dans les autres constructions, on aura recours à requérir, exiger, avoir besoin...

    L'état de ce malade nécessite des soins (et non Ce malade nécessite des soins).

    Ce mur a besoin d'un coup de peinture (et non Ce mur nécessite un coup de peinture).

    Les investissements que ce projet a nécessités.

    AstuceOn retiendra que le verbe nécessiter signifie « rendre nécessaire » et non « avoir besoin ».

    Nécessiter
    Nécessiter est ici employé dans son sens classique
    (et aujourd'hui disparu) de « contraindre ».

     


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