• Ad libitum ?

    Ad libitum ?

    « La majorité des Français ne travaille pas le lundi de Pentecôte. »
    (paru sur francetvinfo.fr, le 23 avril 2019)  

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Les grammairiens ne le savent que trop : l'accord du verbe avec un nom collectif suivi d'un complément au pluriel arrive en bonne place, après celui du participe passé, dans les préoccupations des usagers de la langue. Il faut dire que la règle communément admise de nos jours par les premiers n'est pas de nature à rassurer les seconds : l'accord se ferait selon le sens (des mots), mais aussi selon l'intention (du locuteur), forcément subjective. Témoin cet exemple trouvé à l'article « majorité » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « La majorité des habitants de ce pays pratique ou pratiquent la religion catholique. » L'accord avec le collectif insiste sur l'idée abstraite d'ensemble, sur l'effet de masse (vision globale), nous assure-t-on, quand celui avec le complément souligne la pluralité d'unités (vision détaillée). Est-ce à dire que la personne qui s'exprime a toujours l'embarras du choix ? Pas exactement, si l'on en croit les exemples donnés par Hanse : La majorité des actionnaires a approuvé les comptes (« le singulier s'impose s'il s'agit de la majorité [ou de la minorité] au sens strict et mathématique » [1]), L'immense majorité des maires demande une réforme (accord avec le collectif, quand celui-ci est caractérisé par un adjectif, un possessif ou un démonstratif [2]), La majorité des naturalisés sont des hommes (accord avec le complément à cause de l'attribut pluriel). 

    Seulement voilà : dans ce concert d'accords, Knud Togeby fait entendre une note quelque peu dissonante. Selon le linguiste danois, « la majorité des… se construit avec le singulier, non seulement lorsqu'il s'agit d'un vote [à rapprocher du sens mathématique de Hanse ?], mais aussi s'il s'agit d'un grand nombre [...]. Mais dans ce dernier sens, la majorité a subi l'influence de son synonyme la plupart, ce qui fait qu'on peut trouver le pluriel. » Vous l'aurez compris, l'accord au singulier est ici considéré comme la norme, l'accord au pluriel comme l'exception analogique (3). Comparez : « La majorité des hommes préfère l'oisiveté à une vie active » (Noël et Chapsal, 1854), « La grande majorité des hommes, à l’égard de ces problèmes, se divise en deux catégories » (Ernest Renan, 1876), « La majorité des hommes ne vit pas autrement » (Romain Rolland, 1900), « La majorité des Français s'est toujours montrée flattée par l'alliance franco-russe » (Roger Martin du Gard, 1936), « La grande majorité des élèves ne sait plus écrire en français » (Albert Dauzat, 1946), « La majorité des Allemandes s'est prononcée pour le parti de l'ordre » (Simone de Beauvoir, 1949), « La grande majorité des lecteurs ne s'en aperçoit même pas » (Robert Le Bidois, 1963), « Si la majorité des Français aimait ou simplement respectait encore sa langue » (Étiemble, 1964), « La majorité des Français vivait mal » (André Maurois, 1966), « La majorité des lecteurs fut [...] déconcertée, déroutée » (Jean-Louis Curtis, 1995), « Beaucoup de savants ne croient pas à une explosion primitive. La majorité d'entre eux y croit » (Jean d'Ormesson, 2010), « L’immense majorité des comparatifs français est analytique » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2015) et « Cependant l'immense majorité des gens qui n'ont pas l'âge d'Arnolphe aiment encore mieux une Agnès religieuse qu'une Célimène en herbe » (Balzac, 1838), « La majorité des demeures sont construites à l'image d'un modèle ancien » (Georges Duhamel, 1940), « La majorité des lecteurs s'en tiennent là » (Maurice Genevoix, 1960), « La majorité des enfants font leur première communion » (Simone de Beauvoir, 1966), « En 1900, la majorité des humains, sur la planète, s’occupaient de labourage et de pâturage » (Michel Serres, 2011). (4)

    Mais qu'en est-il du nom collectif employé sans complément ? me demande opportunément un correspondant. Hanse, encore lui, est un des rares spécialistes à prendre position sur ce cas particulier : « S'il n'est pas suivi d'un complément, c'est le collectif qui détermine l'accord. Toutefois si, d'après le contexte qui précède, il est clair qu'un complément pluriel est sous-entendu, on applique la règle [générale, à savoir : "c'est le sens ou l'intention qui règlent l'accord ou laissent parfois le choix" (5)]. » Autrement dit, on écrira :

    • La majorité applaudit. La majorité a approuvé le projet de loi (accord avec le collectif seul, dans un contexte « vague » ou quand il s'agit du sens mathématique ou politique),
    • Les spectateurs étaient nombreux ; la majorité applaudit ou applaudirent (choix de l'accord selon l'intention, dans un contexte au pluriel), 
    • Les spectateurs étaient nombreux ; l'immense majorité applaudit (à cause de l'adjectif immense),
    • Les spectateurs applaudirent ; la majorité étaient des hommes (à cause de l'attribut pluriel [6]).


    Force est de constater que l'analyse des occurrences fait apparaître une réalité autrement contrastée. Prenez le site Internet de l'Académie ; sauf erreur de ma part, les verbes ayant pour sujet (une, la) majorité sans complément y sont invariablement accordés (si j'ose dire...) au singulier (7). À l'inverse, l'accord au pluriel a la préférence de certaines grammaires modernes (à moins d'un sens mathématique ou politique, ou d'un complément singulier sous-entendu) : « La majorité (des maisons) sont détruites, mais La majorité a voté contre la proposition » (Sophie Piron, Grammaire française, 2017), « On distinguera ainsi : La majorité est morte [au sens politique] et La majorité sont morts (par exemple, les gens atteints de telle maladie, ils sont presque tous morts) » (site Internet de Bernard Bouillon, enseignant à l'université d'Artois). C'est que sévit là encore l'analogie avec la plupart : « Lorsqu'un déterminant quantifiant (la plupart, la majorité, beaucoup, peu, etc.) non suivi d'un nom est un sujet, le verbe se met à la troisième personne du pluriel : La majorité étaient des ouvriers non qualifiés » (Catherine Black et Louise Chaput, Invitation à écrire, 2016). Le nom collectif la majorité mis sur le même plan grammatical que la locution de quantité la plupart ? Le sang d'André Choplin ne fait qu'un tour : « Plupart est certes un nom, issu de (la) plus (grande) part, attesté au moins jusqu'au XVe siècle, selon le Robert en six volumes. Mais il n'est jamais précédé d'un article indéfini et n'a pas de pluriel, à la différence de majorité. La plupart de se comporte donc en français moderne comme beaucoup de, locution dont l’adverbe beaucoup est composé de beau et de coup. [...] Lorsqu'on utilise spontanément ces tournures figées, on n'a plus conscience que part et coup sont originellement des noms au singulier. Les pluriels qu'elles amènent sont prédominants à l'esprit du locuteur et l'accord du verbe suit. D'ailleurs, comme après beaucoup, le pluriel du verbe s’impose aussi lorsqu'un nom au pluriel est sous-entendu après la plupart » (revue Défense de la langue française, 2017).

    Est-il besoin de préciser qu'il faudra plus qu'une opération du Saint-Esprit pour que la majorité des spécialistes se mette(nt) enfin à parler d'une même voix ?...

    (1) Cette notion, qui gagnerait à être précisée, fait écho à celle de « sens précis et technique » figurant dans Description de la langue française (1934) de Gustave Michaut et Paul Schricke : « La majorité des votants a renversé le ministère (sens précis et technique : la moitié plus un) ; et Mais, dans les couloirs, la majorité des députés le regrettaient (sens approximatif : la plupart). »

    (2) Le Grand Larousse et l'Office québécois de la langue française ne sont guère sensibles à cet argument : « Une grande majorité de personnes s'est prononcée ou se sont prononcées en sa faveur » (Larousse), « Une minorité de citoyens sont opposés à ce parti, et une grande majorité d’entre eux ont voté en sa faveur » (BDL).

    (3) Thomas n'est pas loin de partager cet avis : « Avec le collectif la majorité, ou une majorité, pour sujet, le verbe qui suit se met généralement au singulier. » Même constat du côté d'André Jouette : « En général, c'est le premier terme qui est le mot principal et qui commande l'accord du verbe [...]. Cet accord avec le nom principal doit être fait notamment après la majorité de. » L'Académie, elle-même, a bien du mal à ne pas privilégier l'accord avec le collectif dans son Dictionnaire : « La majorité des confédérés de Genève était favorable à la Réforme » (à l'article « huguenot »), « La majorité des tragédies de Sophocle est perdue, seules quelques-unes sont conservées » (à l'article «quelqu'un »). Mais la tendance semble s'inverser, si l'on en croit Sophie Piron : après majorité pris au sens large de « le plus grand nombre », l'accord avec le complément pluriel est présenté dans sa Grammaire française (2017) comme « le plus fréquent ».

    (4) Certains auteurs sont particulièrement hésitants : « La majorité des écrivains emploient le pluriel », « Quelque fondé en raison que soit ce dernier sentiment, la majorité des écrivains ne l'a pas adopté » (Charles Girault-Duvivier, 1827).

    (5) Affirmation qui fit dire à Marc Wilmet que « Joseph Hanse ne craignait pas le pire subjectivisme » ! La grammaire est pourtant loin d'être systématique...

    (6) Pour Ferdinand Brunot, toutefois, le choix de l'accord reste ouvert : « "La majorité étaient des Picards." Dans cette phrase, deux concepts peuvent imposer leur forme au verbe, le concept abstrait : "la majorité", le concept concret : "les Picards" ; c'est le second qui l'emporte dans la pensée de Michelet. » Et il ajoute en note : « Il est possible aussi que Michelet, comme Joinville et les écrivains du moyen âge, mette le verbe au pluriel quand le sujet est un nom collectif. »

    (7) Pour preuve ces exemples : « Une majorité hostile à ses convictions fut ébranlée par cette parole » (François-Joseph de Champagny, 1870), « Au sortir de la Révolution, tous les esprits avaient besoin d'une synthèse. La grande majorité retournait au christianisme » (Jules Simon, 1889), « Bien rares sont celles [= les sœurs infirmières] qui atteignent la soixantaine ; la grande majorité meurt avant quarante ans » (Pierre de Ségur, 1908), « Une majorité mit un jour barrière entre le sol de France et l'héritier de la race royale » (Georges Goyau, 1923), « Les tours de scrutin se succédaient sans qu'une majorité pût s’établir » (Georges Lecomte, 1957), « Nous avons été quelques-uns à le souhaiter. La majorité s’y est refusée » (Alain Decaux, 1987), « Vous avez été abreuvée d'insultes par une minorité, et une large majorité voue une sorte de culte à l'icône que vous êtes devenue » (Jean d'Ormesson, 2010), « Il est exact que certaines personnes ne font plus la différence, mais la majorité continue à la faire » (rubrique Dire, ne pas dire, 2017). Même position adoptée par René Georgin dans Difficultés et finesses de notre langue (1952) : « Quand le sujet est une expression collective sans complément, le verbe reste au singulier » et par Bénédicte Gaillard dans sa Pratique du français de A à Z (1995) : « Si le nom collectif est employé sans complément, le verbe s'accorde avec ce nom : il est au singulier. »

    Remarque 1 : Les mêmes observations valent pour la minorité, la totalité, la (plus grande) partie.

    Remarque 2 : Rappelons, au risque d'ajouter à la confusion, que la plupart (agglutination de « la plus part », comme l'écrivait encore Furetière) a pu aussi déterminer l'accord du verbe, autrefois, notamment en l'absence de complément ! Comparez : « La plus part des voluptez du corps [...] sont contraires aux mouvements de la raison » et « La plus part estoient massacrez sur les chemins », « La plus part se delivra par ce moyen de la captivité dont ils estoient menacés » (Nicolas Coeffeteau, avant 1623). Vaugelas lui-même fit preuve d'une certaine inconséquence en ce domaine : On se demande sur quoi se fonde l'auteur des Remarques, s'étonne Ferdinand Brunot, pour imposer le singulier avec la plus grand'part et le pluriel avec la pluspart... De nos jours, l'accord du verbe avec la plupart plutôt qu'avec son complément, exprimé ou sous-entendu, est considéré comme « vieilli » ou « littéraire » : « La plupart n'avait plus même ni terre, ni abri » (Michelet), « La plupart avait de petits carnets » (Zola).

    Remarque 3 : Selon Littré, « majorité dans le sens de pluralité est un anglicisme. Avant l'introduction de ce mot, qui date du XVIIIe siècle, on disait la pluralité, qui valait infiniment mieux ». Le Dictionnaire historique de la langue française apporte quelques précisions : c'est dans son acception politique que majorité « est emprunté à l'anglais majority, lui-même emprunté au français majorité au XVIe siècle et spécialisé au XVIIe siècle avec la valeur de "plus grand nombre" (avec ou sans idée de vote). Jusqu'au XVIIIe siècle, c'était le mot pluralité qui exprimait ce sens en français ; majorité reste rare avant le XIXe siècle où il est consacré par l'usage, comme une bonne partie du vocabulaire parlementaire venu d'Angleterre ». N'en déplaise à Littré, pluralité a pris de nos jours un autre sens : « Il désigne ce qui est "plus d'un", et non plus ce qui est "le plus nombreux" », écrit Dupré.

    Remarque 4 : Marc Wilmet distingue : Une majorité des députés ont voté (= plus de 50 % de l'effectif parlementaire) et Une majorité de députés ont voté  (= les députés ont fourni plus de 50 % des votants)... mais n'envisage pas pour autant l'accord du verbe au singulier dans ces exemples.

    Remarque 5 : Voir également l'article Accord avec un collectif.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La majorité des Français ne travaille pas ou ne travaillent pas le lundi de Pentecôte (accord graphique).

     

    « Tous les du coup ne sont pas permis (?)Vous m'en direz tant... »

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