• « Elle trouve un faux prétexte pour l’éloigner de Valentina. »
    (Benoît Mandin, sur toutelatele.com, le 9 septembre 2017)



      FlècheCe que j'en pense


    Quel que soit le spécialiste consulté, la cause paraît entendue : « Faux prétexte est un pléonasme » (Dupré), « C'est un pléonasme de dire qu'[un prétexte] est faux » (Hanse), « On évitera le pléonasme un faux prétexte » (Girodet), « On ne peut dire un faux prétexte » (Thomas), « Faux prétexte est évidemment un pléonasme, à ne pas dire ni écrire ! » (Jean-Pierre Colignon), « On évitera le pléonasme chercher un faux prétexte » (Jean-Paul Colin), « Faux prétexte [compte parmi les] pléonasmes négligents des écrivains » (René Georgin), « L'expression faux prétexte est donc un pléonasme » (Alain Bentolila) (1). C'est que, nous explique-t-on en chœur, un prétexte est « par définition » une cause simulée, une fausse raison alléguée pour dissimuler le véritable motif d'une action ; partant, le mot, emprunté du latin praetextus (« action de mettre en avant ; prétexte »), lui-même dérivé de praetexere (« border, garnir de ; mettre en évidence [comme la bordure du vêtement] ; alléguer comme excuse, prétexter »), ne saurait être attelé à l'adjectif faux sans verser dans la redondance.

    Voire. Car enfin, cela fait belle lurette que les auteurs de textes et de prétextes font la sourde oreille. Jugez-en plutôt : « Sous un pretexte faulx de liberté contrainte » (Du Bellay, 1558), « Sous le faux pretexte de la religion » (Lettres missives d'Henri IV, 18 mai 1593), « C'est un prétexte faux, dont l'amour est la cause » (Pierre Corneille, 1642), « Sous un faux prétexte d'hospitalité » (Thomas Corneille, frère du précédent, 1694), « Je les trompais en les quittant sous un faux prétexte (abbé Prévost, 1731), « Les plus grands crimes qui affligent la société humaine sont tous commis sous un faux prétexte de justice » (Voltaire, 1766), « Je ne vous ferai donc pas de compliments sur une œuvre que je n'ai pas lue, et n'inventerai pas de faux prétextes pour me dispenser de la lire » (George Sand, 1840), « Sous un faux prétexte de pudeur » (Alexandre Dumas fils, 1852), « Comme il est timide, il a donné un faux prétexte et inventé cette malheureuse dépêche » (Paul Bourget, 1889), « Il se dérobe, hypocrite, derrière les faux prétextes » (Claude Farrère, 1907), « Une dizaine de réactionnaires [...] firent revenir sous un faux prétexte leurs maîtres émigrés » (Jean Giraudoux, 1909), « Détruire en eux-mêmes tous les faux prétextes de se soustraire à l'amour » (Maurice Barrès, 1913), « Sous le faux prétexte de mesures à prendre pour de nouveaux travaux » (Romain Rolland, 1919), « Une "défaite", mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas accepter une invitation » (Marcel Proust, 1922), « En colorant leur défection de faux prétextes » (Francis Ambrière, 1946), « Déjà il cherchait un faux prétexte à sa visite » (Françoise Sagan, 1957), « Édouard Manneret vient d'être assassiné par les communistes, sous le prétexte − évidemment faux − qu'il était un agent double au service de Formose » (Alain Robbe-Grillet, 1965), « Une invasion, décidée sous de faux prétextes » (Amin Maalouf, 2009). Pourquoi cet entêtement, vous demandez-vous ? Parce que tout dépend de ce que l'on entend par prétexte !

    L'exemple du TLFi est, à cet égard, édifiant. On y lit à la rubrique historique de l'entrée « prétexte » : « 1530 "motif spécieux mis en avant pour cacher le motif réel d'une action" (Palsgrave, p.234). » Foutaises ! Si tout porte à croire que la première attestation de notre substantif se trouve bien dans l’Éclaircissement de la langue française de l'Anglais John Palsgrave, la définition qui y est donnée est tout autre : « [anglais] Intent − [français] entent, entention, pretexte. » Autrement dit, prétexte, dans son sens premier, a pour synonymes d'anciennes formes de intention... intention dont le Dictionnaire du moyen français nous apprend qu'elle pouvait être autrefois qualifiée de fausse (ou de mauvaise) dans le cas d'un dessein malhonnête : « Et doncques se l'entention est malvese, tele puissance est appellée astuce ou malicieuseté » (Oresme, 1370), « [Il] descouvrit la faulce entencion que avoient les deux Augustins qui fendirent la teste au roy Charles VI » (Simon de Phares, 1498). En 1690, la définition donnée par Furetière se veut plus précise : « Motif, ou cause vraye ou apparente, ou dont on couvre un dessein qui a souvent quelque chose de vicieux, ou de blasmable. [...] C'est un pretexte fort specieux, un honneste pretexte. » N'en déplaise à tous les experts cités au début de ce billet, il n'est que trop clair que prétexte, à l'origine, n'était pas une fausse raison « par définition »... mais par option ! À l'idée initiale d'explication, de justification contenue dans motif, cause est venue s'ajouter celle, éventuelle, de dissimulation. Ces deux notions se trouvent, pour le coup, fidèlement retranscrites dans la définition donnée par le TLFi : « Raison alléguée [1] pour justifier un dessein, un acte, un comportement (synon. allégation, argument, motif), [2] pour dissimuler la vraie cause d'une action ou pour refuser quelque chose (synon. couverture, excuse, échappatoire, faux-fuyant). » Comparez : « Anna commençait à recevoir la visite de personnes qu'elle n'avait point vues depuis plusieurs mois ; elles venaient, sous des prétextes [raisons, motifs sans intention de dissimulation] variés, les unes craignant qu'elle ne fût malade, les autres prenant un intérêt nouveau à ses affaires, à son mari, à sa maison » (Romain Rolland) et « Ces tombeaux où la vanité des héritiers se cache sous le prétexte d'honorer les défunts » (Eugène Le Roy). Grande est alors la tentation, vous en conviendrez, de différencier les deux emplois en recourant, dans le second, et en dépit du risque de redondance, à des adjectifs tels que faux, mensonger, fallacieux, spécieux, trompeur, etc. pour mieux souligner l'idée de dissimulation, de tromperie, absente du premier.

    L'Académie, pour sa part, n'a curieusement retenu que cette dernière notion dans les différentes éditions de son Dictionnaire (de 1694 à 1878)... sans pour autant trouver quelque motif de critique à l'expression faux prétexte, déjà bien installée dans l'usage : « Cause simulée et supposée (2) ; raison apparente dont on se sert pour cacher le véritable motif d'un dessein, d'une action. Prétexte spécieux, plausible. Faux prétexte. » Ce n'est qu'en 1932 (sous la pression des grammairiens de l'époque ?) que les académiciens se décidèrent à supprimer l'exemple contesté... pour finalement le remplacer dans la neuvième et dernière édition par une variante tout aussi suspecte : « Cause, raison qu'on met en avant pour cacher le véritable motif d'un dessein, d'une action. Un prétexte plausible, facile, frivole. Des prétextes fallacieux. » Que doit-on comprendre ? Que prétexte fallacieux serait désormais de meilleure langue que faux prétexte ? Thomas en est convaincu : « On ne peut dire un faux prétexte, mais on dira très bien : Un prétexte spécieux, fallacieux » ; pour Dupré et Hanse, en revanche, seul prétexte spécieux est acceptable. Là encore, tout est question de définition. Quand Furetière écrivait autrefois : « C'est un pretexte fort specieux », il prenait spécieux au sens le plus ancien de « qui a belle apparence, surtout en matière de raisonnement » ; rien à redire dans ce cas. Mais quand le TLFi, pour illustrer le sens moderne et particulier de spécieux « qui est destiné à tromper, à induire en erreur ; qui repose sur un mensonge », propose cette citation de Marat : « En imposer par des exposés falsifiés, des prétextes spécieux, des raisons captieuses », un mot d'explication ne serait pas de refus pour éviter de semer le trouble dans les esprits. Surtout, on voit mal en quoi le prétexte fallacieux du Dictionnaire de l'Académie ou du Grand Larousse (3) échapperait à la critique dès lors que l'adjectif y est présenté avec le sens de « qui cherche ou vise à tromper » et le substantif, avec le sens [2] évoqué plus haut. Et que penser encore de cette recommandation de Léon Karlson dans Parlez-vous correctement français ? (2009) : « "Sous un faux prétexte" : il faut dire sous un prétexte trompeur, fallacieux » ? Comprenne qui pourra (4).

    De son côté, André Goosse, le continuateur de Grevisse, observe que faux prétexte ne serait pas pléonastique lorsque la circonstance invoquée est elle-même sans fondement réel, inventée de toutes pièces : « Inventer un prétexte (Balzac) ou des prétextes (Edmond et Jules de Goncourt) [...] ne semble critiqué par personne. » Tel est, au demeurant, l'argument avancé par l'auteur du Bon Usage pour justifier le choix d'Amin Maalouf dans la phrase citée plus haut : « En supprimant faux, on donnerait à entendre que les raisons alléguées par les États-Unis pour la guerre en Irak [...] étaient fondées, quoiqu'elles ne fussent pas la vraie. » Autrement dit, parmi les différents prétextes avancés par les Américains pour dissimuler leur volonté de mettre la main sur le pétrole irakien, il y en avait de « vrais » (par exemple, mettre fin au régime tyrannique de Saddam Hussein) et il y en avait de « faux » (par exemple, faire croire à la présence d'armes de destruction massive en Irak). Les esprits moqueurs qui assurent qu'« un faux prétexte est donc une vraie raison » en seront pour leurs frais.

    Que conclure ? Les subtilités sémantiques que recèle prétexte, et dont seul le TLFi rend fidèlement compte, sont source de confusions. Le mot, dans son acception moderne et restreinte (celle de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie et de la plupart des ouvrages de référence actuels), a beau véhiculer l'idée de fausseté, l'enchaînement faux prétexte, quoique souvent trop automatique, pourrait bien être employé à bon escient quand l'argument avancé est clairement interprété comme irrecevable, quand il n'est pas ancré dans la réalité. Toutefois, le locuteur soucieux de ne prêter le flanc à la critique sous aucun prétexte gagnera, selon le contexte, à recourir au tour mauvais prétexte, irréprochable, ou à remplacer prétexte par argument, motif, raison, etc. chaque fois que lui prend l'envie de lui associer les adjectifs fallacieux, faux, mensonger, spécieux, trompeur...

    (1) Seuls Albert Dauzat et Knud Togeby, à ma connaissance, font bande à part : « Ce dernier terme [legs], orthographié jadis lais, fut massacré ensuite par des grammairiens mal informés sous le faux prétexte que le mot était apparenté à léguer » (La Philosophie du langage, 1912), « On remarque qu'on emploie l'indicatif même lorsqu'il s'agit d'un prétexte faux » (Grammaire française, 1982). Il est toutefois intéressant de noter que, souvent, ceux qui crient au pléonasme ne sont pas les derniers à en commettre un. Ainsi de Pascal-Raphaël Ambrogi, qui condamne faux prétexte dans Particularités et finesses de la langue française (2007), mais ne rechigne pas à l'employer dans un article intitulé De la langue française (2008) : « Sous le faux prétexte de briser les contraintes, de simplifier, on perturbe, on appauvrit la communication entre les êtres » ; et d'Alain Bentolila, qui se laisse aller à écrire dans Urgence école (2007) : « Il est hors de question de renoncer à l'étude logiquement programmée de la grammaire sous le faux prétexte que l'observation des mécanismes de la langue n'aurait d'autre intérêt que de tenter de formaliser les structures des textes au fil de leur découverte. »

    (2) La « cause vraye » de Furetière a définitivement disparu...

    (3) « Classique et littéraire. Prétexte fallacieux invoqué pour justifier une action » (à l'entrée « couleur »).

    (4) Force est de constater, là encore, que nombreux sont les écrivains à ne pas s'embarrasser de ces subtilités : « D'un specieux pretexte il tasche le voiler » (Antoine de Montchrestien), « Songez à trouver [...] quelque prétexte spécieux de pèlerinage nocturne » (Molière), « Leurs injustices étaient d'autant plus dangereuses, qu'ils savaient mieux les couvrir du prétexte spécieux de l'équité » (Bossuet), « Malgré le prétexte spécieux des exclusions nécessaires par rapport à la politique » (Fénelon), « Le congé qu'on lui a fait donner sous quelque spécieux prétexte » (La Bruyère), « Sous le spécieux prétexte de la gloire des morts » (Voltaire), « seul prétexte spécieux de cet usage » (Condorcet), « Les oreilles s'ouvraient au spécieux prétexte que les alliés ne se lassaient point de semer » (Saint-Simon), « Sous de spécieux prétextes de cafard » (Baudelaire) ; « Sous le prétexte fallacieux de faire des études » (Louis Énault), « Sous des prétextes fallacieux » (Ernest Daudet), « Je vous indique, qu'ayant voulu me rendre à Beyrouth et à Brazzaville au début de mai, le gouvernement britannique m'en a détourné sous des prétextes fallacieux » (De Gaulle), « Le français n'est pas un don gratuit du libre-échange et du laisser-aller. Il dut constamment se défendre contre la corruption, et surtout depuis que chacun, sous le prétexte fallacieux qu'il sait lire, s'arroge sur le patrimoine ancestral tous les droits, y compris celui de le dilapider » (René Étiemble),  « Sous le fallacieux prétexte [...] de me coiffer pour la nuit » (Jean Dutourd), « Sous le fallacieux prétexte d'une démarche à faire à la préfecture de Versailles » (Jorge Semprún), « Il s'était retiré sous le prétexte fallacieux d'une colique » (Joseph Joffo), « On peut facilement être accusé d'antisémitisme sous des prétextes fallacieux » (Jacques Attali), « C'est ça l'histoire réelle, pas les prétextes fallacieux de Truman » (Maxime Chattam) ; « [Elle] avait cherché quelque prétexte menteur pour rejoindre sa mère » (Balzac), « Sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d'État » (Zola), « Annette rougit un peu qu'il ait démasqué son prétexte mensonger » (Romain Rolland), « Prétexte facile [...], mais prétexte mensonger » (Jean Rostand), « Sous le prétexte mensonger qu'il venait de recueillir sa vieille mère » (Marcel Aymé), « Prétexte mensonger » (Jean-Marie Rouart).

    Remarque 1 : D'aucuns avancent que faux prétexte serait la survivance de la structure latine fictis causis : « Qui fictis causis innocentes opprimunt (ceux qui oppriment les innocents sous de faux prétextes) » (Phèdre, le fabuliste).

    Remarque 2 : Dérivé du même verbe latin praetexere, prétexte est également un substantif féminin qui désignait dans l'Antiquité la toge blanche bordée d'une bande de pourpre, que portaient les jeunes patriciens romains (toge prétexte).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Elle trouve un prétexte (sens [1]) pour l’éloigner de Valentina.

     


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  • Y a comme un os !

    « Les archéologues du Centre National de Recherche Archéologique ont exhumé un squelette de... dromadaire, datant de l'époque romaine. [...] il aurait s'agit d'un robuste étalon de 6,7 ans. »
    (paru sur rtl.lu, le 12 août 2017)

     

      FlècheCe que j'en pense


    Quelle ne fut pas ma surprise, ce mardi, alors que je musardais sur la Toile, de tomber sur cet os grammatical : il aurait s'agit, en lieu et place de : il se serait agi. Chameau comme je suis, j'ai d'abord cru à un barbarisme isolé, né dans l'esprit ensablé d'un journaliste oublieux de la conjugaison. Si invraisemblable que cela paraisse, force est de constater que le mal est plus répandu et plus profond. Jugez-en plutôt : « Aujourd'hui, les relations entre les deux partis sont néanmoins cordiales, notamment sur le terrain lorsqu'il a s'agit de mobiliser les troupes contre la loi travail » (Libération), « L'actrice en herbe a ainsi révélé sur Europe 1 qu'il avait s'agit d'un gros carton en Chine l'an­née dernière » (Paris Match), « Il aurait s'agit de faire rembourser à la victime une dette liée à la vente de stupéfiants » (La Dépêche), « Ce fut le cas au conseil municipal, mardi soir, quand il eut s'agit d'accepter le don de la société [X] » (Var-Matin) et aussi, la liste n'étant rien moins que squelettique : « Il est s'agit dans un premier temps de [...] », « S'il était s'agit d'un autre parti », « Le film ne m'aurait pas fait plus rire s'il avait s'agit de mecs », « Quand il eut s'agit de finaliser l'accord », etc.

    Renseignements pris, la faute, quand elle ne remonterait ni à l'ère préhistorique ni aux calendes grecques, ne date pas d'hier. Elle est attestée avant la fin du XVIIIe siècle : « Lorsqu'il s'est s'agi d'exécuter quelques commissions » (Samuel Engel, 1767), « Quand il a sagi de lui ôter son bénéfice » (texte anonyme de 1790), « Avec quel sang-froid il aurait s'agi de se replier une seconde fois » (Jean Le Déist de Botidoux, député à l'Assemblée nationale constituante, 1809). En 1835, un certain professeur Louis Platt la dénonce dans son Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux : « Locution vicieuse : Je ne crois pas qu'il ait s'agi de le faire. Locution corrigée : Je ne crois pas qu'il se soit agi de le faire. S'agir se conjugue, dans tous ses temps composés, avec être, et non avec avoir, et le pronom personnel se doit toujours être placé devant le verbe auxiliaire. Il s'est agi, il se sera agi, il se serait agi, il se fût agi, qu'il se soit agi, qu'il se fût agi. » Même condamnation en 1845, dans le Dictionnaire national de Louis-Nicolas Bescherelle : « Plusieurs personnes disent : L'affaire dont il a s'agi, pour, dont il s'est agi. Cette faute est on ne peut plus grossière. »

    Dans ces façons négligées de s'exprimer, tout se passe comme si l'on avait affaire à un certain verbe actif sagir (1), pour ainsi dire « dépronominalisé » (qu'il soit écrit avec ou sans l'apostrophe, comprenez avec ou sans agglutination du pronom personnel) et conjugué avec l'auxiliaire avoir (parfois avec être) : il a sagi (ou s'agi), sur le modèle de il a fini. Le rôle du pronom se y est à ce point imperceptible (2) que d'aucuns se croient fondés, à l'occasion, à recourir − un comble ! − à la (double) forme pronominale : il s'est sagi (ou s'agi), sur le modèle de il s'est dit. Pour preuve, ces exemples à ne pas suivre : « Quand il s'est s'agi de rendre les "restes" du corps » (Le Monde), « Il s'est sagit de mettre aux normes » (La Dépêche), « S'il s'était s'agit d'une salle de sport » (La Voix du Nord). Rappelons à toutes fins utiles que s'agir est un verbe pronominal (qui, comme tel, se conjugue aux temps composés avec l'auxiliaire être), employé de façon impersonnelle (il s'agit de, il s'agit que), écrit en deux mots et invariable au participe passé (lequel ne prend pas de t final) : « Il s'était agi de déclarer la déchéance de Louis XVI » (Chateaubriand), « Quand il s'est agi d'exploiter » (Balzac), « Tant qu'il ne s'était agi que de science » (Jules Romains), « Comme s'il se fût agi d'un libraire obscur et non pas d'un roi » (Blaise Cendrars), « À moins qu'il ne se soit agi d'une extravagante séance de cirque » (Philippe Sollers). Il s'agirait de ne pas l'oublier...

    (1) Le mot, au demeurant, serait attesté en picard, mais avec le sens de « acquérir de l'expérience », si l'on en croit le Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW). On trouve dans notre lexique les verbes ensagir (ancien français), dessagir (moyen français) et assagir, tous dérivés de sage, lui-même vraisemblablement emprunté du latin sapidus (« qui a du goût, de la saveur », puis « sage, vertueux ») ; rien à voir, donc, avec l'étymologie du verbe agir, issu quant à lui du latin agere (« pousser devant soi », « mener », « faire [dans un exercice continu] »).

    (2) L'origine particulière du pronominal impersonnel s'agir n'est sans doute pas étrangère à ce phénomène. D'après André Goosse, il ne... s'agit pas d'un « développement spontané du verbe agir » ; le tour il s'agit de serait un calque de la construction passive du latin agere employé impersonnellement avec de + ablatif : « Agitur de parricidio [= il s'agit d'un parricide] » (Cicéron) − agitur pouvant aussi s'employer personnellement avec le nominatif de la chose dont il est question : « Agitur populi Romani gloria [= il s'agit de la gloire du peuple romain] » (Cicéron). On notera toutefois que s'agir fut d'abord attesté dans une construction avec à + infinitif : « Puis qu'il ne s'agit qu'à façonner Jardins » (Olivier de Serres, 1600), avant d'être attelé à la préposition de : « S'il s'agissoit ici de le faire empereur » (Corneille, 1647).

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il se serait agi (ou mieux : il s'agirait) d'un robuste étalon.

     


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  • Coup de main

    « Ces Dijonnais se sont donnés la main contre le cancer des enfants. »
    (Thomas Nougaillon, sur francebleu.fr, le 2 septembre 2017)



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    Si la cause est noble, son traitement grammatical l'est nettement moins. Pas de quoi avoir la moutarde qui vous monte au nez, mais enfin il n'est que trop clair, en l'espèce, que notre journaliste a eu la main lourde sur la marque du pluriel.

    Les Dijonnais ont donné quoi ? la main, complément d'objet direct placé après donné, qui reste donc invariable conformément à la règle d'accord du participe passé des verbes pronominaux. À qui ? à se, complément d'objet indirect (dit « second »), mis pour les Dijonnais. En d'autres termes, ils se sont donné la main doit s'analyser comme ils ont donné la main à eux-mêmes, à l'instar de cet exemple donné de main de maître par Littré : « La réconciliation est faite ; il lui a donné la main, ils se sont donné la main. »

    Est-il besoin d'ajouter que les mêmes observations valent pour les autres emplois de se donner comme pronominal réciproque : ils se sont donné le mot, la peine, des coups, rendez-vous, un instant pour réfléchir... ? Je ne suis pas loin d'en donner ma main à couper.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ils se sont donné la main contre le cancer des enfants.

     


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  • « Non seulement le droit du travail est très dense, mais en plus il se révèle souvent bien peu "lisible" pour le tout un chacun... »
    (Xavier Berne, sur nextinpact.com, le 28 août 2017)



      FlècheCe que j'en pense


    Curieuse, assurément, cette formulation qu'un habitué de ce blog(ue) soumet à mon jugement. Car enfin, si chacun, employé comme nominal (1) au sens de « toute personne », peut, au masculin, être précédé de l'article indéfini un ou de tout un, je ne sache pas que cela vaille aussi pour l'article défini.

    Les tours un chacun, tout un chacun, qui fonctionnent comme des renforcements expressifs de chacun pour désigner plaisamment monsieur Tout-le-monde (autrement dit : n'importe qui), font partie de ces archaïsmes ornementaux que la langue moderne affectionne tant, quand elle n'en saisirait plus la logique grammaticale (2). Renseignements pris, c'est surtout l'expression un chacun qui est ancienne : attestée dès le XIIe siècle, elle était à la mode chez les auteurs classiques, à côté de sa concurrente tout chacun, apparue au XIVe siècle et moins fréquente : « Mille joyeusetez se y feront, ou un chascun prendra plaisir » (Rabelais), « Et pource qu'Amour s'est voulu munir [...] de la faveur d'un chacun » (Louise Labé),  « Voilà par sa mort un chacun satisfait » (Molière), « Un chacun à soi-même est son meilleur ami » (Corneille), « Comme un chacun sait » (Voltaire) ; « Que tout chascun soit sus sa garde » (Jean Froissart, vers 1370), « Sous ce tombeau gist Françoise de Foix, / De qui tout bien tout chacun soulait dire » (Clément Marot, 1537), « Comme telles personnes sont saluées de tout chacun » (Bonaventure Des Périers, 1558), « Baisant bien humblement les mains à tout chacun » (Claude d'Esternod, 1619). De leur croisement serait issu l'hybride tout un chacun, que Grevisse qualifie de « rare avant le XIXe siècle » : « Ce que fait un tout seul, tout un chacun le sache ? » (Mathurin Régnier, Élégie II, édition de 1642).

    Sur la syntaxe si déconcertante de ces expressions, les spécialistes peinent à nous éclairer. Contentons-nous de rappeler ici que chacun, à l'origine, s'employait aussi bien comme adjectif (rôle depuis dévolu à chaque, comme chacun sait) que comme nom. En tant qu'adjectif, il figurait seul au côté du substantif qualifié (chascun jour, chascune personne pour chaque jour, chaque personne), mais pouvait également se construire selon le modèle : un chacun + substantif (un chascun jour, une chascune personne) ; de même trouvait-on les combinaisons équivalentes avec chacun nominal (cf. exemples cités plus haut) et avec chacun au pluriel (chascuns ala nuz piez, tous et chascuns ses biens, toutes et chascunes villes). Dans Problèmes de langage (1961), Grevisse fait observer avec quelque apparence de raison que chacun, issu du croisement de quisque unus (littéralement, « chaque [quisque] un [unus] ») et de catunum (« un à un »), « n'a, en théorie, nul besoin de se faire précéder de l'article indéfini un », au risque de verser dans le pléonasme, quand les Le Bidois père et fils se montrent plus indulgents : « Chacun est donc devenu [...] un nominal. Comme tel, il peut s'accompagner de l'article indéfini, et même parfois de l'indéfini tout : le premier met l'accent sur l'unité distributive, le second sur la totalité » (Syntaxe du français moderne, 1935). Autrement dit, un chacun insisterait sur la vision détaillée (« un à un »), tout un chacun sur la vision collective (« tout le monde »). Comparez : « Son gendre prenait un chacun à témoin » (René Boylesve) et « Chez nous, gens du Golfe, tout un chacun connaît les poudres » (Henri Béraud). Il n'empêche, Knud Togeby (Grammaire française, 1982) est catégorique : hormis dans ces locutions d'un autre âge − auxquelles on peut ajouter le tour familier chacun sa chacune −, chacun exclut l'emploi des articles en français moderne. Viendrait-il à l'idée de quelqu'un de dire : le chacun (autrement que pour soi) ? Cela reviendrait à dire : le chaque personne, le tout le monde, le n'importe qui. Avouez que c'est... n'importe quoi ! N'en déplaise aux adeptes de la nominalisation sauvage, on ne dira pas davantage le (ou un) tout un chacun, par fausse analogie avec le Tout-Paris ou, plus probablement, avec un (ou le) quidam comme le donnent à penser ces deux phrases, qui présentent une juxtaposition d'éléments : « Sans doute que le quidam, le tout un chacun, ne pourra, lui, jamais bénéficier d'une telle indulgence » (Natacha Polony), « Lorsqu'on interroge un pédagogue, un parent, un philosophe, un étudiant, un homme de la rue, un mathématicien, un politicien, un littéraire, un ecclésiastique, un scientifique, un président de la République, un tout un chacun, tous sont unanimes sur ce point : l'enseignement doit développer l'intelligence » (Jean-Yves Fournier). La mauvaise compréhension de l'expression tout un chacun est telle que nos contemporains la déforment plus souvent qu'à leur tour en tout à chacun (« locution sans grande cohérence et qui signifierait que "tous auraient tout" », selon l'Académie) ou un tout un chacun, à l'irrésistible effet de symétrie (3). Qui a dit − l'imprudent ! − « combien il jugeait admirable que tout un chacun employât un tour aussi difficile et à ses yeux aussi profond que "tout un chacun" » (4) ?


    (1) Comme pronom, chacun peut être représentant (lorsqu'il reprend un nom ou un pronom dont il porte le genre) ou nominal (quand il ne se réfère pas à un substantif en particulier, mais désigne toute personne ; il est alors au masculin, en tant que genre indifférencié à valeur de neutre).

    (2) À dire vrai, ces locutions, que Furetière (1690) considérait comme « basses » et Féraud (1787) comme « [fort éloignées] du bon style », sont de nos jours assorties de remarques d'usage contradictoires. Jugez-en plutôt : « Style recherché. Tout un chacun : chaque personne » (Josette Rey-Debove, Dictionnaire du français, 2013), « Un chacun et tout un chacun sont des archaïsmes assez répandus dans la langue littéraire, tandis que tout chacun est très rare » (Knud Togeby, Grammaire française, 1982), « Surtout dans l'usage familier, parfois dans la langue écrite » (Maurice Grevisse, Nouvelle Grammaire française, 1995), « Aujourd'hui, ces expressions ont disparu de la langue écrite. On trouve encore, dans la langue familière : tout un chacun » (Paul Dupré, Encyclopédie du bon français, 1972), « Archaïsmes passés dans la langue familière et qu'il est préférable de remplacer par chacun » (Adolphe Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1971), « Équivalents archaïques de chacun devenus familiers et rares, à l'exception de tout un chacun, qui s'emploie parfois par plaisanterie » (Jean Girodet, Pièges et difficultés de la langue française, 1986), « À partir du XVIIIe siècle, [un chacun] ne se conserve que dans la langue populaire (avec pour variante tout un chacun) » (Sabine Lardon et Marie-Claire Thomine-Bichard, Grammaire du français de la Renaissance, 2009), « Un chacun, tout chacun, tout un chacun sont archaïques ou régionaux » (Michel Arrivé, Françoise Gadet et Michel Galmiche, La Grammaire d'aujourd'hui, 1986), « L'expression tout un chacun est fréquente à l'oral [...]. Dans l'expression soignée, en particulier à l'écrit, employer plutôt chacun, tous, tout le monde » (Larousse en ligne) et aussi, plus loin de nous : « Un chacun ou tout un chacun sont presque aussi fréquents chez nous qu’ils l’étaient au Grand Siècle » (Vie et Langage, 1957), « Tout un chacun est très usuel (sehr üblich) » (Philipp Plattner, 1907), « Tout un chacun [est une] expression populaire pour "quiconque", "tout homme", "chacun" » (Jean Boisson, Les Inexactitudes et singularités de la langue française moderne, 1930), « [(Tout) un chacun] est un archaïsme littéraire qui, dans la langue parlée, ne s'emploie que par plaisanterie » (Kristian Sandfeld, Syntaxe du français contemporain, 1928), « L'expression tout un chacun s'est maintenue dans le style juridique » (Kristoffer Nyrop, Grammaire historique de la langue française, 1932). Pour ma part, je constate que le tour tout un chacun, notamment, est encore bien vivant dans tous les styles, sous la plume experte des spécialistes de notre langue − « La revendication, par tout un chacun, de libertés s'exonérant des lois communes » (Jean-Pierre Colignon), « Dans les locutions figées, tout un chacun prononce sans peine /bu/ : c'est mon seul but, dans le but de vous plaire » (Bernard Cerquiglini), « Au commun profit d'un chacun » (Alain Rey), « Le français serait, nous assure-t-on, une langue simple si la nécessité de l’écrire de manière correcte ne créait de fait une seconde langue, différente de celle que tout un chacun parle » (Hélène Carrère d'Encausse) − comme sous celle, plus modeste, de tout un chacun : « "Notre priorité est la sécurité de tout un chacun", a indiqué la police locale » (RTL Info), « Aujourd'hui, tout un chacun sait s'informer par différents biais, notamment grâce à Internet » (Ouest-France), « Tout un chacun peut proposer une œuvre originale » (La Voix du Nord), « Les épisodes de souffrance psychique concernent tout un chacun » (Le Figaro).

    (3) Pour preuve, ces exemples que tout un chacun sera en mesure de trouver sur la Toile : « comme tout à chacun », « des montagnes d'ouvrages sont à la disposition de tout à chacun », « n'est-ce pas un des objectifs de tout à chacun ? » ; « les désirs propres à un tout un chacun », « répondre aux attentes et aux besoins d'un tout un chacun », « cela concerne un tout un chacun », « très apprécié par un tout un chacun », « je salue un tout un chacun faisant partie du groupe ».

    (4) C'est Pascal Quignard, dans son roman Carus (1979).

    Remarque 1 : Une chacune s'est dit autrefois : « Non pas également à toutes, mais à une chacune, selon qu'il sera besoin » (saint François de Sales), « [Elle] renvoyait un chacun ou une chacune à la danse » (Pierre de Bourdeille). Féminisation de la langue oblige, on ne s'étonnera pas de voir fleurir de nos jours des « toute une chacune », dans le cas où la population visée compte exclusivement des représentants du beau sexe − plus souvent, avec une intention plaisante. À quand la graphie une toute une chacune ?

    Remarque 2 : D'après André Goosse, la combinaison tous et chacun a pu jouer un rôle dans la naissance de tout un chacun.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il se révèle souvent bien peu lisible pour tout un chacun.

     


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