• La belle affaire !

    « Le dimanche 11 janvier, Dijon était le théâtre de la plus imposante manifestation qu'elle n'ait jamais connue » (après les attentats de janvier 2015).
    (Maryline Barate, sur francetvinfo.fr, le 7 janvier 2016) 

     


    FlècheCe que j'en pense


    Le Français aurait-il l'esprit de contradiction ? Il oublie plus souvent qu'à son tour la particule ne (n' devant une voyelle ou un h muet) dans l'expression de la négation − on ne compte plus les Il est pas là et autres raccourcis qui émaillent la langue relâchée −, mais ne rechigne pas à y recourir là où elle ne devrait pas apparaître.

    Sans doute est-ce le moment ou jamais de rappeler à notre journaliste que, si l'adverbe jamais est le plus souvent utilisé avec le sens négatif de « à aucun moment », il a conservé de ses origines latines le sens positif de « à quelque moment que ce soit, en un temps quelconque » (*) dans des emplois où le contexte, précise toutefois Grevisse, est « presque toujours plus ou moins négatif ou dubitatif » : hypothèse, interrogation, comparaison, spécialement dans une relative dont l'antécédent est modifié par un superlatif (le moins..., le plus..., le meilleur, etc.), comme dans l'exemple qui nous occupe. Ainsi pris positivement, jamais ne doit... jamais être accompagné de la particule ne, afin d'éviter toute confusion avec une négation véritable : « Le plus honnête homme que j'aie jamais rencontré » (Hanse), « C'est le plus grand chanteur qui ait jamais existé » (Thomas), « C'est le roman le mieux construit qu'on ait jamais écrit » (Girodet), « C'est la plus belle femme que j'aie jamais vue ! » (Bescherelle), « Il fut le plus malheureux des princes qu'il y ait jamais eu » (Grevisse), « C'est l'homme le plus abominable que la terre ait jamais porté, qui ait jamais existé » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    On se gardera donc d'imiter cet exemple de Charles Péguy (cité par Grevisse ) : « Les plus beaux jardins / Qu'il n'y ait jamais eu au monde » ou encore ceux, plus anciens, du duc de Sully : « Une des plus effroyables tempêtes qu'on n'ait jamais vues » ou d'Antoine-Hubert Wandelaincourt : « Des livres qui contiennent la source des meilleures choses qu'on n'ait jamais écrites ». Il ne vous aura pas échappé, au demeurant, que l'emploi du pronom on dans ce type de constructions n'est pas étranger à la confusion : qu'on ait jamais ne se prononce-t-il pas, liaison oblige, comme qu'on n'ait jamais ? On peut encore invoquer, à la décharge des contrevenants, la tentation du ne dit explétif par analogie avec d'autres tournures comparatives : Il est plus riche qu'on ne le dit. C'est moins grave que je ne le pensais.

    A-t-on jamais vu langue plus piégeuse ? vous demandez-vous avec juste raison. Auriez-vous mis là le doigt sur le ne... du problème ?

    (*) C'est du moins l'opinion couramment admise, jamais étant composé des vieux adverbes ja (issu du latin jam) au sens de « déjà » et mais (issu du latin magis) pris dans son ancien sens de « plus, davantage », d'où proprement « dès ce moment plus, davantage à partir de maintenant ». Toutefois, Léon Clédat, dans un recueil de sa Revue de philologie française et de littérature daté de 1902, considère qu'il est impossible de rattacher directement le sens « à quelque moment que ce soit » à la signification étymologique de jamais. Il ajoute : « Mais après que ne jamais a eu pris la valeur de "ne... à quelque moment que ce soit", on a tout naturellement attribué à jamais sans ne la valeur positive de "à quelque moment que ce soit". » Grevisse penche pour le cheminement inverse : « À force de s'employer dans un contexte négatif, jamais [...] a pris le sens négatif "en nul temps". »


    Remarque 1 : Les Le Bidois, évoquant le cas de ces subordonnées relatives dépendant d'un superlatif, font observer une distinction entre le plus beau poème qu'il ait jamais écrit − où l'accent porte sur le superlatif au détriment de la valeur temporelle de jamais (le sens est proche de : le plus beau poème qu'il ait écrit) − et il n'a jamais écrit de plus beau poème − où l'indication temporelle passe au premier plan et où l'idée de comparatif se substitue à celle de superlatif (le sens est cette fois : jamais, en aucun temps, il n'a écrit de plus beau poème que celui-là).

    Remarque 2 : Selon Grevisse, le verbe de la proposition relative se met « souvent » au subjonctif quand l'antécédent contient un superlatif relatif ou un adjectif impliquant une idée superlative (seul, premier, dernier, principal, unique, etc.). Hanse se montre plus nuancé : « On retiendra que le subjonctif, sans être obligatoire, n'est pas rare [dans une proposition relative] après le premier, le dernier, qu'il est beaucoup plus courant, sensiblement plus fréquent que l'indicatif après le seul, l'unique ou une expression analogue (un des rares qui) et surtout après un superlatif relatif (le plus, le moins, le meilleur, le mieux) ; on semble alors marquer une légère réserve, une atténuation. » L'indicatif est toutefois possible, voire de rigueur, quand le locuteur s'engage sur la réalité du fait exprimé par la relative. Comparez : Il a épousé la plus belle femme que la terre ait jamais portée (la relative n'apporte qu'une information très générale) et « Il a épousé la plus belle femme qu'il a pu trouver » (Léon Bloy) ; « Quel est le plus long opéra que Wagner ait (ou a) écrit ? » (Bénédicte Gaillard).

    Remarque 3 : La différence, en français, entre jamais pris négativement et jamais pris positivement est comparable à la distinction, en anglais, entre never et ever.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    La ville était le théâtre de la plus imposante manifestation qu'elle ait jamais connue.

     


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  • La belle affaire !

    « [Certains ministères et organismes] se sont bien tiré d'affaires. »
    (Alec Castonguay, sur lactualite.com, le 18 janvier 2016) 

     


    FlècheCe que j'en pense


    Loin de moi l'intention de faire son affaire à notre journaliste canadien, mais enfin, les spécialistes de la langue consultés (Académie, Bescherelle, Colignon, Girodet, Grevisse, Hanse, Littré, Larousse et Robert) sont unanimes : affaire, dans les expressions se tirer d'affaire (« se sortir d'une situation difficile, dangereuse, embarrassante ») et être tiré d'affaire, être hors d'affaire (« être guéri, sauvé, hors de danger »), s'écrit au singulier. Jugez-en plutôt : « Aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire » (La Fontaine), « Il est hors d'affaire » (Mme de Sévigné), « Vous jugerez comment je me suis tiré d'affaire » (Voltaire), « L'abbé Carlos te désignera quelqu'un pour se tirer d'affaire » (Balzac), « J'avais certaines habiletés dans mon sac, moyennant quoi l'on se tire toujours d'affaire » (Gide).

    Force m'est toutefois de reconnaître qu'il n'en fut pas toujours ainsi : l'Académie ne commença-t-elle pas par écrire « il estoit bien embarrassé, mais je l'ay tiré d'affaires » dans la première édition (1694) de son Dictionnaire, avant de s'aviser, à partir de la quatrième (1762), que le singulier faisait tout aussi bien l'affaire ? La graphie au pluriel se rencontre également sous quelques bonnes plumes − « trouver des expediens pour se tirer d'affaires » (Boileau), « un moyen de te tirer d'affaires » (Maupassant) − ainsi que dans l'édition de 1905 du Petit Larousse illustré (« Se débrouiller verbe pronominal. Familier. Se tirer d'affaires »). La belle affaire ! me rétorquerez-vous avec juste raison.

    Las ! certains ouvrages de référence actuels entretiennent − involontairement ? − la confusion. Ainsi du TLFi, qui prône le singulier à l'entrée « affaire » (« Il est tiré d'affaire »), mais laisse échapper un pluriel à l'entrée « nageur » (« Personne qui sait se tirer d'affaires en toutes circonstances ») − sans parler de ce suspect « sortir d'affaires, d'embarras » déniché à l'entrée « sortir », là où Littré, qui connaît son affaire, écrit : « Se tirer d'affaire, se tirer d'embarras, sortir d'affaire, sortir d'embarras. »

    Vous l'aurez compris, dans cette affaire, on sera plus enclin à l'indulgence pour le traitement du mot affaire que pour celui du participe passé tiré, lequel s'accorde régulièrement − cela ne vous aura pas échappé − en genre et en nombre avec son complément d'objet direct antéposé : « Nous nous pensions tirés d'affaire » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
    L'affaire est close.

    Remarque 1 : On notera qu'affaire s'écrit correctement au pluriel dans avocat d'affaires, homme d'affaires, chargé d'affaires, dîner d'affaires, bureau d'affaires, cabinet d'affaires, chiffre d'affaires : Ces femmes d'affaires se sont toujours tirées d'affaire.

    Remarque 2 : Selon Girodet, le tour se tirer d'affaire serait « plus soutenu que s'en tirer, qui est cependant assez correct. En revanche, s'en sortir est nettement familier ». 

    Remarque 3 : On se gardera de toute confusion entre les expressions se tirer d'affaire et se retirer des affaires (« cesser d'avoir une activité économique, en parlant d'un entrepreneur »).

    Remarque 4 : Selon le Dictionnaire historique de la langue française, la construction tirer (quelqu'un) de, apparue à la fin du XIIIe siècle avec le sens de « faire cesser d'être (dans un lieu désagréable ou une situation difficile) », est à l'origine des emplois pronominaux se tirer (d'un mauvais pas, d'affaire, de là...).

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ils se sont bien tirés d'affaire.

     


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  • « Le bus du PSG sera désormais blindé. »
    (Thomas Djezzane, sur lefigaro.fr, le 17 janvier 2016) 

     

    FlècheCe que j'en pense


    Selon le Dictionnaire de l'Académie, bus − abréviation familière d'autobus − désigne un « grand véhicule automobile qui sert à transporter des personnes d'un point à un autre d'une ville ». Il s'agit donc d'un moyen de transport en commun destiné aux trajets réguliers en zone urbaine. Pour les lignes interurbaines (d'une ville à une autre), des trajets longs comme des voyages de tourisme ou des transports spécifiques (ramassage scolaire ou, comme dans notre affaire, déplacements de clubs sportifs), on emploie de préférence le mot autocar (ou car). Comparez : prendre le bus pour aller de Bastille à République et prendre le car pour aller de Paris à Rouen.

    L'histoire du mot bus vaut d'être contée... dans les grandes lignes. On doit à Blaise Pascal l'idée de liaisons urbaines régulières. En 1662, le mathématicien-philosophe obtint de Louis XIV le privilège de fonder une entreprise de carrosses publics pour l'exploitation de cinq lignes à Paris, mais l'affaire périclita au bout de quinze ans. L'idée refit surface en 1826, à Nantes, où Stanislas Baudry, colonel d’Empire reconverti dans les affaires, créa un réseau de voitures à cheval, à l'origine pour conduire les clients à son établissement de bains-douches. Suivant une tradition qui a la vie dure, c'est parce que lesdites voitures stationnaient à proximité de la boutique d'un hypothétique chapelier nommé Omnès, sur laquelle s'étalait l'inscription Omnes omnibus − jeu de mots sur son nom et sur le latin omnibus (« pour tous »), datif de l'adjectif pluriel omnes (« tous ») − que les usagers auraient pris l'habitude de dire qu'ils allaient à l'omnibus (1). Le docteur Charles Jeulin (cité dans différents numéros de Vie et Langage de 1966 et 1967) évacue cette thèse sur les chapeaux de roue : selon lui, Baudry aurait finalement opté pour le nom omnibus en souvenir de l'inscription gravée sur les médailles reçues par son ancien condisciple, François Omnès, pour avoir sauvé deux enfants de la noyade à Paris, à l'hiver 1784 : Omnès omnibus, « Omnès au service de tous », épigraphe ingénieuse qui faisait allusion au nom du héros et à son dévouement. Après tout, ses voitures étaient elles aussi au service de tous !

    Toujours est-il que le mot fit rapidement fortune − prestige du latin oblige −, notamment sous sa forme abrégée. Au point que, lorsque furent créés en 1907 les « omnibus automobiles », en remplacement des vieux omnibus à traction hippomobile qui commençaient à travailler du chapeau, les Parisiens les baptisèrent spontanément... autobus (au grand dam des puristes, prompts à dénoncer un attelage barbare de deux abréviations, le premier élément auto résultant, comme chacun sait, de la troncation d'automobile, « voiture mobile par elle-même »). Et voilà comment une finale latine fut prise pour un suffixe, devenu fort productif pour dénommer des moyens de transport en commun : aérobus, airbus, bibliobus, électrobus, filobus, microbus, trolleybus... et, plus récemment, pédibus et vélobus !

    (1) On a constaté le même phénomène avec les fiacres, voitures hippomobiles qui (toujours d'après le Dictionnaire de l'Académie) doivent leur nom à saint Fiacre, dont l'effigie se trouvait sur l'enseigne d'un hôtel parisien de la rue Saint-Antoine où elles stationnaient au XVIIe siècle.


    Remarque 1
    : À la décharge de notre journaliste, force est de reconnaître que la confusion entre autobus et autocar se trouve jusque sous les meilleures plumes : « Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi » (Camus), « Le remplacement des tramways par des autocars » (Aragon).

    Remarque 2 : Littré note que « le peuple fait souvent omnibus du féminin, sous-entendant voiture ». À la vérité, la logique voudrait que omnibus (abréviation de voiture omnibus) et autobus (abréviation de voiture omnibus automobile) soient du féminin et autocar (emprunté de l'anglais autocar, « automobile »), du masculin. L'usage en a fait trois noms masculins.

    Remarque 3 : Dans l'usage moderne, omnibus désigne un train desservant toutes les stations de son parcours, par opposition à direct.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Le car du PSG sera désormais blindé.

     


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  • « L'agresseur de l'enseignant juif de Marseille se revendique de l'État islamique. »
    (Mélanie Faure, sur lefigaro.fr, le 11 janvier 2016) 

     

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    Le sujet ne peut que paraître dérisoire, au regard de la gravité des faits relatés. Il n'en est pas moins digne d'intérêt pour un chroniqueur de langue. D'après le site Internet de la Mission linguistique francophone, « le verbe revendiquer n'est jamais pronominal » (1). Dupré se montre à peine plus mesuré : « On peut même dire que le verbe revendiquer ne s'emploie pratiquement pas à la voix pronominale. » Et pourtant, un rapide coup d'œil sur la Toile suffit à prouver que se revendiquer est attesté depuis... le XVIe siècle : « [Pour] se revendiquer un si beau, ample et magnifique païs » (André Theuvet, 1584), « Et le Pape se revendiqua sur tous son ornement de chef » (Histoire des papes et souverains chefs de l'Église, édition de 1653) (2), « Comme les rois de France et d'Angleterre se revendiquent en certaines églises de leur Royaume la collation des prébendes et autres bénéfices » (Traité singulier des régales, 1688), « Revendiquer ou Vendiquer. Les marchandises [...] volées peuvent se revendiquer en quelques mains qu'elles se trouvent » (Dictionnaire universel de commerce, 1723), « Se revendiquer, verbe pronominal » (Napoléon Landais, 1835), « Ce livre [...] est le monument immortel des efforts que faisait l'esprit humain pour se revendiquer lui-même » (Abel François Villemain, 1839), « Se conjugue avec le pronom personnel : Se revendiquer » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire usuel de tous les verbes français, 1842), « Se revendiquer, verbe pronominal. Être revendiqué » (Prosper Poitevin, 1856), etc.

    Ce que nos spécialistes voulaient peut-être dire, c'est que, si le verbe revendiquer est à peu près synonyme de réclamer (revendiquer un bien, un héritage, une augmentation de salaire, un titre, mais aussi revendiquer une cause, une action, une responsabilité, la paternité d'une œuvre), la langue soignée ne saurait donner à se revendiquer le sens de « se réclamer, se prévaloir », ainsi que le confirment les exemples précédemment cités : se revendiquer y est employé pour « revendiquer (quelque chose) pour soi » (3) ou « être revendiqué », et non pas pour « affirmer être partisan (d'une doctrine) » comme on le voit trop souvent de nos jours. Comparez : Il se réclame du gaullisme, il revendique son appartenance au gaullisme (et non Il se revendique du gaullisme).

    Même son de cloche chez Goosse, le continuateur de Grevisse : « Revendiquer quelque chose étant proche de réclamer quelque chose, revendiquer a acquis récemment une construction pronominale calquée sur se réclamer de : °Se revendiquer de la qualité de Français. Cela n'est pas dans les dictionnaires (4). » (Notez qu'est passé sous silence le fait que l'emploi pronominal de revendiquer est attesté depuis plus de quatre siècles.) Goosse ajoute : « Autre tour néologique, rare selon le Robert, se revendiquer comme "assumer le fait d'être" : Il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté (Sartre). » Et c'est là que les choses se compliquent : car enfin, si les tours se revendiquer de et se revendiquer comme sont à ranger parmi les néologismes (voire les barbarismes, selon le Wiktionnaire), on est fondé à se demander pourquoi l'Académie s'est résolue à accueillir le second (mais pas le premier) au sein de la neuvième édition de son Dictionnaire : « Pron. Se revendiquer comme, vouloir être connu, reconnu comme. C'est un amateur éclairé et qui se revendique comme tel. » Les Immortels persistent et signent sur leur site Internet : « Se revendiquer ne peut être construit avec la préposition de et un complément d'objet indirect. Il ne s'emploie en effet qu'avec la préposition comme et avec le sens de "s'affirmer comme, vouloir être reconnu comme" : Il se revendique comme poète avant tout. » J'avoue avoir du mal à m'expliquer cette différence de traitement entre les deux constructions : est-ce parce que revendiquer comme est depuis longtemps installé dans l'usage (5), contrairement à revendiquer de ?

    Il n'empêche, se revendiquer de est attesté jusque sous des plumes avisées, voire − horresco referens − académiciennes : « De quoi se revendiquer de sa trace » (Armand Silvestre, 1891), « Mais votre famille maternelle se revendiquait de la vielle tradition religieuse et royaliste » (Henry Bordeaux, 1939), « On ne saurait reprocher aux natifs et habitants d'une région d'aimer passionnément celle-ci, de s'en revendiquer fièrement » (Jean-Pierre Colignon, 2014), « Pour une marque qui se revendique de la "French Touch" » (Bruno Dewaele, 2015), « Il dénonçait ce péril en se revendiquant d'Orwell » (Hélène Carrère d'Encausse, 2017). Ces quelques cautions suffisent-elles à... revendiquer la légitimité de ladite construction ? Dans le doute, il est toujours possible d'opter pour l'irréprochable se réclamer de.


    (1) Le ton se fait moins catégorique quelques lignes plus bas : « Si l'on peut à la rigueur, par audace de style, "se revendiquer", on ne peut en aucun cas "se revendiquer de". »

    (2) C'est « se vendiqua » qui figure dans l'édition de 1616, passé simple de l'ancien verbe se vendiquer employé au sens de « s'attribuer, réclamer pour soi, comme sa propriété ».

    (3) Sur le modèle du latin aliquid vindicare (« réclamer quelque chose à titre de propriété, le revendiquer »), avec ou sans sibi (« pour soi »).

    (4) Au train où vont les choses, gageons que cela ne saurait tarder. N'ai-je pas trouvé, au hasard de mes recherches, cet exemple dans le Robert & Collins super senior (édition 2000) : « Elle se revendiquait du féminisme she was a feminist and proud of it » ? Le même dictionnaire continue de semer le trouble en ne faisant guère de cas de comme dans se revendiquer comme : « Il se revendique (comme) Basque he asserts ou proclaims his Basque identity. » Il faut dire que la construction se revendiquer + adjectif se trouve sur le propre site de l'Académie : « Mais fidèles, oui, ils se revendiquent ainsi » (Frédéric Vitoux). Comprenne qui pourra !

    (5) « Cependant Timée n'a pu voir une si froide pensée dans Xenophon, sans la revendiquer comme un vol qui luy avoit esté fait par cet Auteur » (Boileau, 1674).

    Remarque 1 : On lit dans le Wiktionnaire : « Dans sa forme pronominale, le verbe (se) revendiquer est absent des dictionnaires de la langue française avant et pendant tout le vingtième siècle. Elle demeure refusée par l'Académie française. » Est-il besoin de préciser que ces deux affirmations sont fausses ? D'une part, ledit verbe est dûment attesté à la forme pronominale dans plusieurs dictionnaires du XIXe siècle ; d'autre part, l'Académie reconnaît désormais le tour se revendiquer comme (mais pas se revendiquer de).

    Remarque 2 : Bruno Dewaele perçoit une nuance de sens entre se réclamer de et se revendiquer de : « Je me réclame de quelqu'un quand j'ai besoin de lui pour justifier ma position. Le Petit Robert écrit "invoquer en sa faveur le témoignage ou la caution de (qqn)". Dans "se revendiquer de", il s'agirait bien plutôt, comme le souligne Robert, d'assumer une position, de crier à la face du monde que l'on adhère à un point de vue. De façon totalement désintéressée, voire provocatrice. »

    Remarque 3 : Selon le Dictionnaire historique, le verbe revendiquer serait apparu dans notre lexique à la toute fin du XIVe siècle − sous la forme reivendiquier (adaptation du latin rei vindicatio, proprement « action de faire valoir en justice son droit de propriété sur une chose ») − comme terme de jurisprudence (spécialement en parlant d'un juge qui demande à juger une affaire comme étant dans ses compétences).

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    L'agresseur se réclame de l'État islamique.

     


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  • De l'éducation syntaxique

    « Mais l’étape la plus importante est celle qui vise à sensibiliser et former tous les acteurs [...], à commencer par les enfants qu’il faut éduquer à moins jeter. L’éducation à l’alimentation, pivot de la lutte contre le gaspillage, rentrera donc dans les parcours scolaires, à la cantine. »
    (Nadia Belrhomari, sur publicsenat.fr, le 6 janvier 2016) 

     

    FlècheCe que j'en pense


    Il ne vous aura pas échappé que notre époque troublée multiplie les appels à l'éducation des jeunes générations (et des moins jeunes) à la tolérance, aux valeurs de la République, à la citoyenneté, à la solidarité, à l'environnement, au développement durable, au fait religieux, à la réflexion, au goût et à je ne sais quoi d'autre encore. Sauf que, d'un point de vue strictement grammatical, on ne saurait éduquer quelqu'un à quelque chose : on peut éduquer une personne (comprenez : lui donner tous les soins nécessaires au développement et à l'épanouissement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales) et, par métonymie, une qualité, une disposition (éduquer l'oreille, le palais, le goût artistique d'un enfant), mais on se gardera jusqu'à nouvel ordre d'afficher un complément d'objet indirect au menu de ce verbe transitif direct (sous l'influence de éveiller, former, initier, instruire ?). « On dit : Éduquer le sens de l'équilibre et non : Éduquer au sens de l'équilibre », lit-on ainsi sur le site Internet de l'Académie française.

    La construction fautive ne date pourtant pas d'hier. Elle est attestée dès la première moitié du XIXe siècle, d'abord dans le registre populaire (vaudevilles, romances, etc.)  : « quand une personne n'a pas été éduquée à lire sur les livres » (Félix Bodin, 1826) ; « C'est cette nation [...] que la royauté seule devait éduquer à la liberté » (Les conseils de 1828) ; « J'aurais pas dû t'éduquer à filer des notes » (Les six degrés du crime, 1831) ; « Je n'ai pas été éduqué à ça » (1814 ou Le pensionnat de Montereau, 1836) ; « et moi, madame, qui sais que la maison est bonne et qui ai été éduqué à la politesse envers les dames » (Elie Berthet, 1841). Est-il besoin de préciser que le locuteur de bonne éducation, aussi respectueux des personnes que de la syntaxe, ne manquera pas de faire la fine bouche et de passer son chemin ?

    Remarque 1 : Dans le cas où se fait sentir le besoin de préciser le domaine de formation, il est parfois possible de recourir à une épithète : éducation morale et civique, éducation musicale.

    Remarque 2 : Si le verbe éduquer eut longtemps mauvaise presse (le Dictionnaire de Trévoux le qualifiait de « vrai barbarisme »), il est aujourd'hui largement admis, à côté d'élever et d'instruire. Selon le TLFi, éduquer « est même affecté d'une connotation méliorative par rapport à élever », au contenu plus neutre. On notera enfin, avec Littré, que « l'instruction est relative à l'esprit et s'entend des connaissances que l'on acquiert et par lesquelles on devient habile et savant. L'éducation est relative à la fois au cœur et à l'esprit, et s'entend et des connaissances que l'on fait acquérir et des directions morales que l'on donne aux sentiments ».

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les enfants à qui il faut apprendre à moins jeter.
    L'éducation alimentaire.

     


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